Les Jeudis de l’IMA . Conférence : Penser la Méditerranée autrement

Jeudi 10 Avril 2014
Photo Th.Rambaud©144970/IMA
Dans le cadre des Jeudis de l’IMA, et à l’occasion de la publication de la seconde édition de l’ouvrage de Jean-Louis Guigou Le nouveau monde méditerranéen (éditions Descartes et Cie et Casa Express Editions – décembre 2013), l’Institut du Monde Arabe a organisé le 3 avril 2014 un grand débat «Penser la Méditerranée autrement». Sont intervenus à cette occasion :

Bernard Guetta
, journaliste, animateur de la chronique géopolitique à France Inter et auteur de Mon intime conviction. Comment je suis devenu européen (Éd. du Seuil 2014).
Jean-Louis Guigou, délégué général de l’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (IPEMED), et auteur de l’ouvrage  Le nouveau monde méditerranéen.
El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris Dauphine, directeur du Groupement de Recherches International du CNRS DREEM (Développement des Recherches Economiques internationales Euro-méditerranéennes) et auteur de Mondialisation et délocalisation des entreprises (Éd. La Découverte 2013).
Et Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères et auteur de La France au défi (Éd. Fayard 2014).
Le débat était animé par Mehdi Houas, ancien ministre tunisien du Commerce et du Tourisme.  

Introduisant la rencontre, Mehdi Houas rappelle ses origines, à la fois françaises, tunisiennes, méditerranéennes et africaines. Il est lui-même un homme du nouveau monde méditerranéen tel que Jean-Louis Guigou le décrit dans son ouvrage ; un homme de ce monde qui s’organise en grandes régions verticales Nord/Sud ; un homme de cet espace « Europe/Méditerranée/Afrique », qui, s’il était pensé comme un ensemble intégré, pourrait redevenir un espace d’échange et de partage.

Pour Jean-Louis Guigou, penser la Méditerranée est un défi, tant l’image de cette région et plus largement celle du monde arabe, est souvent ternie, malmenée par les médias occidentaux : cimetière humain avec ses drames de l’immigration, révolutions arabes perçues comme au mieux des transitions incertaines, au pire le retour des intégrismes…
Dans ce contexte, le think tank IPEMED, qu’il a fondé, a choisi de lire ou de penser la Méditerranée avec des lunettes nouvelles : celles du long terme et de l’anticipation, des tendances lourdes, pour s’émanciper du visible apparent, de l’émotion et de l’actualité. Et celles de l’économie, car elle seule rapproche. Alors que, comme on le voit tous les jours, la politique divise et la culture différencie, l’économie est un langage commun pour des besoins universels.

Cette double lecture permet une interprétation originale de la région et d’isoler deux éléments fondamentaux qui sont au cœur de l’approche prospective d’IPEMED : une vision à long terme, la régionalisation verticale de la mondialisation, et la mise en œuvre d’actions concrètes et immédiates.
Après l’opposition des relations Est/Ouest, capitalisme/communisme, et avec la chute du mur de Berlin (1989), des relations économiques croissantes se sont développées dans le sens Nord/Sud. Des « quartiers d’oranges » se constituent et associent des pays développés et vieillissant au Nord à des pays jeunes et émergents au Sud.

Pour Jean-Louis Guigou, cette vision d’une grande région Europe-Méditerranée-Afrique n’est plus une utopie, mais une réalité qui se construit chaque jour davantage. Les grands groupes industriels ont d’ores et déjà, adopté ce nouveau découpage EMEA (Europe-Middle East-Africa) dans leur organigramme et leur réflexion stratégique. Les politiques commencent par ailleurs à en prendre conscience, comme en témoigne la réunion à Bruxelles du 2 avril de 80 chefs d’Etat d’Europe et d’Afrique.

En termes d’actions concrètes, IPEMED propose une approche par projets. Quelques exemples : les co-productions en Méditerranée, à l’image de ce qu’ont fait l’Allemagne, avec les Pays d’Europe centrale et orientale après la chute du Mur de Berlin, et le Japon avec « les Dragons » puis les « tigres » (Singapour, Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong…), après la Seconde Guerre Mondiale, la mise en place de réseaux professionnels méditerranéens, tels que le réseau des postiers « Euromed Postal », la communauté méditerranéenne de l’énergie, ou la sécurité alimentaire...  

«La construction d’une grande région Europe/Méditerranée/Afrique n’est pas une évidence»
Hubert Védrine

Hubert Védrine propose un point de vue différent. Pour l’ancien ministre des Affaires étrangères, cette vision nord-sud n'est pas assurée en raison de la force des échanges mondiaux et notamment atlantiques et pacifiques.

L’ambition d’une grande région intégrée est louable. Toutefois, l’absence d’intégration Sud/Sud, les obstacles humains notamment, les conflits dans la région… font que la constitution de cet ensemble Europe-Méditerranée-Afrique n’est pas une évidence et que le projet d’Union pour la Méditerranée ne pouvait pas fonctionner. L’Afrique, de son côté, a d’autres intérêts et suscite d’autres convoitises que celles des pays européens. La construction régionale n’est pas inéluctable.

Enfin, concernant le projet de Communauté Euro-Méditerranéenne de l’Energie, la complémentarité est évidente… sur le papier. En réalité, selon Hubert Védrine, l’Algérie ne recherche pas de relation privilégiée avec l’Europe sur ce sujet.

Pour l’ancien ministre des Affaires étrangères, un point de convergence avec l’analyse de Jean-Louis Guigou apparaît néanmoins : les entreprises sont mieux placées que les Etats pour renforcer les liens concrets entre Nord et Sud de la Méditerranée. Elles, peuvent y trouver un véritable intérêt.

El Mouhoub Mouhoud aimerait également rêver d’un avenir commun et partagé entre les deux rives de la Méditerranée. Pourtant la réalité est différente. Les obstacles sont nombreux et les raisons objectives.

La coproduction basée sur le modèle de ce qu’ont fait l’Allemagne et le Japon, la théorie du «vol des oies sauvages» chère à Jean-Louis Guigou et qu’il détaille dans son ouvrage, ne sont pas aisément transposables aux pays du Sud de la Méditerranée. Les barrières pour entrer dans la mondialisation étaient plus simples à franchir à l’époque et se sont élevées depuis les deux dernières décennies avec le durcissement des droits de propriété intellectuelle liés au commerce par exemple. Pourtant des opportunités liées à l’essoufflement des facteurs de l’hypermondialisation sont une chance pour les pays du Sud de la Méditerranée : on assiste à une recomposition et une relocalisation sur des bases régionales des chaînes de valeur mondiales en raison de la hausse des coûts de transport et de la hausse des coûts salariaux par unité produite dans les pays émergents. Les pays du Sud de la Méditerranée peuvent s’insérer dans ce partage de la chaîne de valeur des industries et des services des entreprises européennes. C’est la co-production qui nécessiterait aussi que les entreprises françaises changent de logique de délocalisation en ne cantonnant pas les pays du Sud dans les activités d’assemblage à faible valeur ajoutée mais en développant les contenus locaux dans les biens intermédiaires à l’instar de ce que font les firmes allemandes dans les pays d’Europe centrale et européenne. Mais ce changement de logique ne se décrète pas.

Les fléaux que partagent les pays de la région sont communs : concentration de l’économie sur très peu de secteurs, des taux d’emploi parmi les plus bas du monde, de l’ordre de 40 à 50% (contre 65% en Amérique Latine ou en Asie de l’Est), avec un taux de participation des femmes à la force de travail de 22 %, contre 73 % en Asie de l’Est, , une corruption et des phénomènes de rentes sur le marché du travail constituent des facteurs d’inhibition pour l’entrepreneuriat et pour l’emploi, une crise du système d’éducation en dépit de l’augmentation du nombre de diplômés qui sont souvent déclassés ou expatriés … Or pour El Mouhoub Mouhoud, la coproduction est avant tout un problème de co-formation de diplômés du Sud. Les accords de coproduction devraient prévoir de la co-formation. Cependant, les entreprises du Nord ne jouent pas le jeu et le taux d’expatriation des jeunes diplômés du Sud reste très élevé.

Enfin, pour repenser la Méditerranée sur des bases nouvelles et sortir de la fragmentation des pays du Sud en asymétrie défavorable par rapport aux pays de l’UE, la priorité serait de favoriser la création d’un marché régional Sud-Sud, qui, à l’heure actuelle, n’existe pas. Les accords bilatéraux, notamment avec l’Union européenne, se sont multipliés au détriment d’accords régionaux qui abaisseraient les coûts de transaction entre pays frontaliers, ce qui ne permet pas d’attirer les investissements directs d’accès aux marchés qui ont des effets d’entraînement plus prononcés sur les économies.

Mehdi Houas rappelle que la construction d’une grande région méditerranéenne intégrée est avant tout une vision politique. Les entreprises l’ont déjà compris. Pour certaines d’entre elles, la colocalisation est une réalité, créatrice de valeur ajoutée et d’emploi, au Nord comme au Sud. Témoignant en qualité de chef d’entreprise «colocalisant», Mehdi Houas rappelle que, quand il créé un emploi au Sud, il en créé deux au Nord. Il est à présent de la compétence des Etats que d’accompagner ce mouvement.

Vue par un journaliste, la région Europe-Méditerranée-Afrique est une réalité. Pour Bernard Guetta, en effet, plusieurs éléments le démontrent. Les hommes qui fuient la guerre ne vont pas en Chine ou aux Etats-Unis, mais en Europe. Les langues véhiculaires dans la région sont des langues européennes, le français, l’anglais, l’espagnol, le portugais… L’intelligentsia du Sud regarde encore vers les capitales européennes, et notamment Paris, même si une minorité est tentée par les Etats-Unis.  L’islamisme politique qui fait si peur aux Européens, est en voie d’épuisement. Les besoins énergétiques sont au Nord, quand les gisements sont au Sud, créant une complémentarité évidente. Enfin, les chaos politiques de «l’autre rive de la Méditerranée» sont bien moins inquiétants, sur le long terme, que ceux de l’Asie, qui ne trouvera pas d’équilibre sans avoir connu des conflits très graves.

Pour toutes ces raisons, l’avenir de l’Europe devrait être sur l’autre rive de la Méditerranée, comme l’avenir de l’autre rive devrait être en Europe. Et pourtant, il n’en est rien. Car l’Europe n’existe pas. Sans politique étrangère commune, sans défense commune, l’Europe ne peut affirmer une position vis-à-vis de ses voisins, qu’ils soient russes ou sud-méditerranéens.
Pour Bernard Guetta, le problème d’absence d’intégration régionale vient du Nord, plus que du Sud. Ainsi l’avenir de la région pourrait se résumer à cette grande question shakespearienne, à laquelle l’Europe doit trouver une réponse : Etre ou ne pas être ?
    


 Compte rendu par Véronique Stéphan

Partagez cet article
Imprimer Envoyer par mail