La sécurité alimentaire, priorité euro-méditerranéenne

Ancien Ministre français de l’Agriculture, Henri Nallet a été l’invité du premier dîner-débat du Séminaire. Son message : la libéralisation des échanges agricoles, telle qu’elle se met en œuvre, menace les pays de la rive sud mais aussi ceux de la rive nord. La variabilité des marchés agricoles et la montée en puissance des aliments génériques produits en très grande série, ne sont tenables ni pour les PSEM ni pour l’Europe. Nous devons donc inventer une régulation commune.

Le diagnostic : la variabilité des marchés agricoles n’est pas tenable, l’agriculture européenne est menacée

L’enjeu agricole ne se réduit pas à la sécurité alimentaire de la rive sud de la Méditerranée. Il concerne toute la région. Au-delà de la variation extrême des marchés agricoles (par exemple les revenus agricoles français sont passés de +30% en 2008 à -34% en 2009 !), la question posée, dans un contexte de dérégulation, est la survie de la production agricole européenne. Les enfants d’agriculteurs le savent, qui ne reprennent plus les affaires de leurs parents. Les deux rives sont donc toutes les deux touchées par les enjeux agricoles contemporains, même si ce n’est pas de la même façon.Côté sud, cela se traduit par l’envolée tendancielle des importations. Le risque est que ces importations, payées au prix du marché, ne pourront pas longtemps être atténuées par des subventions sur les marchés locaux – les révoltes du pain se multiplieront alors. Les PSEM paient aujourd’hui le prix de la faiblesse voire de leur abandon de certaines filières agricoles. Côté nord, le risque est celui d’une forteresse… vide de paysans ! ou alors comptant quelques méga exploitations spécialisées, ou spécifiques comme les vins du bordelais. Nous payons tous, Nord et Sud, la vague de la dérégulation, promue naguère par le Gatt, et qui consistait à démanteler les barrières douanières pour faciliter l’exportation agroalimentaire généralisée, notamment des céréales américaines.

Quelles sont les raisons d’un travail commun aux deux rives ?

C’est premièrement l’importance du système alimentaire méditerranéen, distinct de l’américain, distinct du système rizicole asiatique ; un système fondé sur le blé, les fruits et légumes, le poisson avec un peu de viande – un régime promu par les diététiciens. Un tel système peut-il fonder une politique commune ? Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Deuxièmement, les échanges Nord-Sud sont dissymétriques, mais ils existent, et depuis longtemps ; nos commerçants se connaissent. Troisièmement, le monde est clairement en train de devenir multipolaire, mais l’OMC ne parvient pas à l’organiser. Il y a donc une raison géopolitique à structurer cette région euroméditerranéenne –un milliard d’habitants, c’est la bonne échelle.Quel serait le contenu d’une telle politique commune ? D’abord un suivi commun du changement climatique, qui va affecter durement notre région. Ensuite un travail commun sur les ressources rares que sont l’eau et la terre agricole, les semences (avec la question clé des OGM, qu’il faut poser clairement afin de ne pas laisser Monsanto, de fait, seul acteur sur ce terrain), et les savoirfaire (c’est la question des Indications Géographiques). Surtout, une coopération pour la modernisation des filières au Sud, le développement de la complémentarité productive et des échanges.

Aller plus loin ensemble : quatre propositions

On peut même être ambitieux, et notamment proposer une vraie libéralisation des échanges, les pays du Nord faisant alors un vrai effort pour accueillir les produits venus de la rive sud, en particulier les fruits et légumes. L’entrée de l’Espagne et du Portugal dans l’UE avait suscité les mêmes craintes, mais avec le recul on voit que les choses se sont bien passées, parce qu’on a su trouver le financement d’une modernisation de l’agriculture des nouveaux pays membres, ce qui a rapidement réduit l’ampleur de la compétitivité prix.On peut, on doit, envisager d’associer les PSEM à la réforme de la PAC de 2013. Encore faut-il que les PSEM le demandent ! Soyons en sûrs : cette réforme va être radicale et conditionner l’agriculture européenne jusqu’en 2020 ; il faut donc prendre rang d’emblée.Pourquoi ne pas imaginer, à l’occasion de la réforme de la PAC, la création d’un fond méditerranéen de modernisation de l’agriculture. Le Européens l’ont fait – en grandes largeurs – pour la Pologne, ils le font pour la Roumanie et la Bulgarie ; il faut en envisager un avec les PSEM, et montrer que nos relations ne se limitent pas au simple commerce. Un tel fond aurait pour vocation de financer la modernisation des filières et un observatoire méditerranéen du changement climatique.Poussons d’un cran encore : il nous faut aborder la question de fond de la sécurité alimentaire à la bonne échelle, celle de l’ensemble régional euroméditerranéen. Dans le domaine agricole, c’est le bon espace pour gérer les marchés agricoles, très volatiles, qui font qu’une entreprise laitière néozélandaise peut conduire à l’effondrement des cours laitiers dans toute l’Europe ! Il faut des amortisseurs, de la régulation, à l’échelle régionale. La question devient donc celle-ci : serionsnous d’accord pour une préférence agroalimentaire euroméditerranéenne commune ? Si oui, comment établir les rapports avec le reste du monde, avec l’OMC ? Cette question est en train de monter, ayons le courage de la poser franchement, faute de quoi ce sont les protectionnismes nationaux purs et durs qui s’imposeront peu à peu, un peu comme les Indiens le font, et cela conduirait au refus du libéralisme.Mais si nous avons des choses à faire ensemble, il faut que les acteurs économiques parlent – or pour le moment on ne les entend pas, je ne les entends pas. Au total, vous le comprenez, je me situe dans l’analyse d’IPEMED : nous pouvons peu de choses sur la résolution du conflit du Proche Orient ; en revanche nous pouvons beaucoup pour faire avancer les choses sur le plan de la coopération économique.

Débat (poursuivi au dîner et le lendemain matin)
Les incertitudes
Quelles doivent être les priorités demande Jean Stephan : l’UpM ? Le marché commun arabe ? Nous pensons chacun à nos accords bilatéraux, plutôt qu’à un marché méditerranéen commun. Il y a beaucoup de concurrence de fait entre nous, comme par exemple dans l’huile d’olive. Il faut d’autres séminaires comme celui-ci, avec la présence de représentants de la Syrie, des pays des Balkans, d’Israël – pourquoi pas l’Irak ? Que pouvons-nous produire en commun pour partir à la conquête des marchés mondiaux ? Quelles réponses communes pouvons-nous donner aux grandes menaces communes comme le changement climatique ? Ahmed Fouad Mandour redit que nous avons besoin d’une coopération Sud-Sud, avant de pouvoir vraiment parler de Nord-Sud. Ces échanges ne progressent pas significativement depuis des décennies, et cela va au-delà du simple protectionnisme.Les acteurs privés n’ont pas vraiment de socle commun de réflexion, de connaissances pour travailler à une telle stratégie commune ; le privé n’a pas tellement plus de bases communes que quelques habitudes commerciales (Atef idriss). Mais cela ne veut pas dire que nous n’ayons pas l’opportunité de mettre cela en place.J’ai peur, dit Jean-Louis Guigou : face au réchauffement, les Chinois seraient prêts à aller jusqu’à +6°, mais les Occidentaux n’y résisteraient pas, et pas davantage les PSEM. Soyons offensifs : peut-on, dans l’optique de la ministérielle de mai-juin en Egypte, porter à la connaissance des ministres 30 pages sur une stratégie commune dans l’espace euroméditerranéen ? Nous avons tous peur, reprend Si Ahmed Ferroukhi ; les politiques communes sont précisément faites pour réguler les peurs, car on a moins peur des choses qu’on connaît. Avant d’élaborer une stratégie commune, nous devons d’abord faire le point des choses qui nous lient et nous opposent.Les choses ont bougé, depuis dix ans ; il n’y avait pas la grande crise, pas la crise des marchés agricoles, nous étions dans l’ère des marchés triomphants et de la déréglementation, nous avons négocié produit par produit. Le fait de poser le débat au niveau des filières est une vraie avancée ; allons plus loin : nous ne consommons plus des produits agricoles, mais des produits alimentaires.Ce sont des filières entières qui sont mobilisées, et mises en concurrence (et non pas simplement des agriculteurs entre eux). La question est alors la suivante : le seul marché peut-il répondre à cet enjeu majeur de la sécurité alimentaire ?

Une large adhésion à l’idée d’une stratégie régionale commune
Habiba Hassan Wassef a participé aux actions de suivi de la ministérielle « Ciheam » de décembre 2006. Il y avait une recommandation forte : promouvoir la qualité et la sécurité des produits agroalimentaire méditerranéens. Mais c’est resté une résolution sur le papier, il n’y a toujours rien de concret. Les idées ne suffisent plus, il faut aller à l’opérationnel. Et il faut y aller ensemble, car au moment de négocier avec l’OMC, chaque pays, au final, va seul, selon ses propres intérêts. Nous avons tous intérêt à ouvrir ces débats à la société civile, au-delà des gouvernements – souvent timides et forcément isolés.La proposition d’Henri Nallet est forte et nouvelle : assumer la région commune, y compris avec ses frontières commerciales extérieures (Mohamed El Gerrouj). Qu’il y ait de la concurrence interne n’est pas grave, au contraire ! L’investissement, l’engagement de la société civile viendront de soi, dès lors que la région sera formée.Mabrouk El Bahri le dit clairement : nous sommes tout à fait d’accord avec les grandes lignes développées par Henri Nallet : être la main dans la main, Nord et Sud, pour sauver notre agriculture, carrément ! Il faut assumer ce « bloc euroméditerranéen ». Reprenons donc tous les outils (Voisinages, UpM etc.) pour que cela devienne réel ; car dans les faits, les partenariats de développement des systèmes agricoles sont rares, les investissements dans l’agriculture restent insuffisants.

Quelle stratégie vis-à-vis de la réforme de la PAC ?
Sur le contenu de la réforme de la PAC, et si on retient l’objectif stratégique de l’adaptation au changement climatique et donc de prise en compte de l’enjeu environnemental, on peut penser quel’agriculture va de plus en plus se décliner sur une base locale – car les contextes environnementaux sont très différents territorialement. Cela signifie une PAC de moins en moins « centrale », et de plus en plus différenciée géographiquement.Sur le timing : plusieurs débatteurs s’accordent pour dire qu’il ne faut pas d’abord, pour le Sud, se moderniser pour ensuite envisager de s’associer au Nord ; il faut faire les choses en même temps. Henri Nallet confirme que la modernisation de l’agriculture laitière française face à celle des Pays Bas, s’est faite avec et grâce au marché commun ; l’agriculture laitière française a réussi à se moderniser et à rattraper son retard. La pression de la concurrence est donc bonne pour la modernisation – à condition bien sûr que les méthodes soient transférées, que le financement soit assuré, et qu’il soit prioritairement affecté à la modernisation des filières.Sur la méthode politique : la France, l’Italie et l’Espagne, si ces pays sont déterminés, peuvent faire avancer les choses ; ils ont une minorité de blocage au Conseil européen, et peuvent sensibiliser les autres pays européens aux enjeux méditerranéens.

Synthèse

Ces propositions sont révolutionnaires, elles sortent du cadre traditionnel des relations Nord-Sud et Sud-Sud (Hassan Benabderrazik). Elles sont révolutionnaires en ceci : 

(i) il faut, dans le cadre d’une grande région de coopération non pas exclusive mais préférentielle, aller vers la libre circulation des produits agroalimentaires, et non plus les quotas ou le troc. La logique devient celle d’une vraie intégration des systèmes, où l’on mène en même temps l’intégration commerciale concurrentielle et la modernisation agricole. 
 
(ii) Pour qu’il y ait libre circulation, il faut la compétitivité des agricultures du Sud ; c’est l’intérêt de l’approche par filières, qui soit appuyée par l’UE, sur le modèle de la coopération entre l’UE et les pays en voie d’adhésion (Pologne etc.). 
 
(iii) On ne peut pas le faire sans s’appuyer sur les acteurs économiques ; les professionnels sont porteurs des transformations, pas, ou pas simplement les gouvernements.

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