Pourquoi une prospective agricole, alimentaire et rurale en Méditerranée ?

Cette première section du Séminaire est consacrée aux enjeux agroalimentaires méditerranéens, en partant… de l’assiette. La qualité sanitaire et culinaire des aliments détermine en effet l’amont de la production. Cette première partie du Séminaire explicite les liens entre nutrition, santé, environnement, et développement économique.Pierre Beckouche rappelle que la vocation d’IPEMED est de rapprocher les deux rives de la Méditerranée par l’économie, à partir de deux convictions :

(i) la tendance forte à la « régionalisation de la mondialisation » (la mondialisation dessine de vastes « régions Nord-Sud » dont l’Euro-Méditerranée, est, avec l’Alena et l’Asean+3 un des principaux exemples) ; et

(ii) le rôle transformateur de l’économie. IPEMED exerce une fonction de think tank, une fonction d’influence (lobbying auprès des décideurs), et une fonction de brassage des élites émergentes de la région – l’objet des Séminaires du Monde Méditerranéen. La règle du jeu : liberté de parole, temps court des interventions pour laisser le temps au débat, modestie de ton et ambition des propositions.

François Lerin et Martine Padilla présentent le CIHEAM et l’IAMM, leurs fonctions de recherche (l’IAMM notamment fait travailler une cinquantaine de doctorants), formation, et coopération internationale ; l’esprit dans lequel ils travaillent (une structure petite mais réactive, sachant répondre à des demandes spécifiques des acteurs de la Méditerranée agricole, convaincue de la nécessité de la coopération transméditerranéenne). Ils en rappellent les approches thématiques : gestion des ressources naturelles ; qualité des produits ; développement rural durable et alimentation durable ; politiques publiques de développement rural, agricole et alimentaire.

Jean-Louis Rastoin présente ensuite le programme du séminaire, et insiste sur la motivation centrale : l’importance stratégique de la sécurité alimentaire, qui nécessité de pousser en ce sens en direction des ministres et chefs de gouvernements de la région. Car en Méditerranée cette sécurité alimentaire se dégrade, ce qui, en tendance, laisse craindre des problèmes à la fois économiques et de santé publique très sérieux, si rien n’est fait pour infléchir les tendances à l’oeuvre.

L’enjeu de la nutrition en Méditerrané, constats et perspectives

Habiba Hassan-Wassef décrit, dans le cas égyptien, l’interaction entre crise financière et économique (qui augmente l’inflation et les prix des commodities), crise environnementale, et crise alimentaire, qui, toutes, pèsent sur le capital humain – notion centrale de l’intervention. Au regard de l’Indicateur de Développement Humain, l’Egypte se situe plus bas que les autres PSEM. Les crises accentuent ces difficultés : par exemple la grippe aviaire a frappé durement les plus pauvres, ruraux ou urbains, du pays. Malnutrition, diminution de la diversité diététique, pollution des ressources naturelles, prévisions inquiétantes de baisse des ressources en eau : beaucoup d’indicateurs sont alarmants. Le retard de croissance qui atteint 29% des enfants égyptiens de moins de cinq ans (2008) signale une malnutrition chronique. Des manques sérieux dans la circulation de l’information entre les secteurs concernés, dans la gouvernance et la coordination des politiques publiques, se traduisent par des actions publiques trop ponctuelles. L’intervention de Martine Padilla met l’accent sur le déclin de la diète méditerranéenne, et des produits traditionnels – qui demandent plus de temps de préparation que les produits industrialisés.La cause n’est pas vraiment la grande distribution, qui fait moins de 10% de la distribution dans les PSEM (contre 75% sur la rive nord). Elle insiste sur l’importance des structures collectives (et de moins en moins familiales, car notre vie sociale mobilise de plus en plus d’institutions collectives comme les cantines) et de l’éducation alimentaire à mener dans ces structures. Une action publique a été menée pour répondre à la sécurisation alimentaire quantitative, avec un effet très positif : une large proportion de la population méditerranéenne a un approvisionnement assuré. Mais il n’y a pas de sécurisation qualitative, la consommation comporte de plus en plus de graisses saturées (davantage de viandes, produits laitiers, produits industrialisés…) au Nord et désormais au Sud, de sucres simples (boissons sucrées – notamment dans le milieu rural, biscuits, desserts) ; à l’inverse on observe une déficience en micronutriments, souvent corrélée à l’obésité. Au total, la population est en mauvaise santé (carences, surpoids, y compris dans les milieux aisés). En Egypte, 60% de la population féminine est en surpoids. Or en principe l’alimentation méditerranéenne devrait nous en prémunir. La présentation se termine par une série de questions liant développement durable, alimentation et développement agricole : faut-il manger végétal prioritairement / ou animal ? ; des produits bio / ou issus de l’agro-industrie intensive ? ; des produits de proximité / ou venus de toute la planète ? ; des produits de saison / ou hors saison ?

Débat

« De la fourche à la fourchette » : les liens de la nutrition avec la santé, l’environnement et le développementAttention à une certaine idéalisation du modèle alimentaire traditionnel, prévient Khaoula Baghdadi. Par exemple l’obésité a toujours existé dans les PSEM – où les rondeurs des femmes étaient valorisées.

El Hadi Makboul signale deux études intéressantes sur la consommation des ménages en Algérie : elles confirment que les catégories les plus touchées par la malnutrition sont clairement les plus pauvres, notamment dans le rural. Ces études insistent sur le besoin d’une approche transsectorielle de l’action publique.

Habiba Hassan Wassef insiste sur la dimension sociale de ces problèmes alimentaires et sanitaires. Car il existe plusieurs obésité : celle des riches ; celle des pauvres qui ne mangent que des féculents, surtout les femmes qui donnent les meilleurs aliments au mari et aux enfants. Il existe souvent une corrélation entre malnutrition des enfants et obésité de la mère. La discussion permet d’insister sur le fait que l’alimentation méditerranéenne est « durable » : de par la grande diversité des produits, la diversité des façons – ancestrales – de consommer et de préparer les mets ; de par le souci de préservation des racines collectives culturelles, et qui demeure notamment à l’occasion des fêtes, même si elle est en déclin et menacée (Mohsen Boujbel est lui aussi frappé par le déclin en Méditerranée du modèle d’alimentation méditerranéen : l’huile d’olive fait un boom aux Etats-Unis mais pas dans notre région) ; de par le respect de la saisonnalité – donc de la qualité des produits (plus on cueille un fruit mûr, plus il contient des nutriments ; plus le stockage est long et inadapté, plus ces qualités se réduisent).Une « alimentation durable » combine donc la santé, la nutrition, la protection de l’environnement, et l’amélioration du social et du territoire. Dans l’agroalimentaire occidental, il faut 10 calories pour parvenir à une calorie dans la bouche du consommateur ! Les pays méditerranéens doivent suivre un autre chemin. Noter que le consommateur lui-même, dans sa façon de stocker et cuisiner, est pour un quart dans la baisse de qualité des produits et de la réduction des nutriments.

Jean-Louis Rastoin propose une synthèse de ces interactions entre nutrition, santé, environnement, et développement agricole. 1°) L’alimentation est un enjeu vital ; de la qualité de l’alimentation dépend celle du capital humain, déterminant pour le développement de toute région. 2°) Le modèle alimentaire méditerranéen est un bon modèle. 3°) La malnutrition et les pathologies alimentaires progressent en Méditerranée. 4°) Les politiques alimentaires nationales, pas assez prioritaires, pas assez financées, sont insuffisantes. 5°) La coordination entre politiques alimentaires et politiques agricoles (« de la fourche à la fourchette ») est faible. 6°) Le lien est évident entre modèle de consommation alimentaire et développement durable, le modèle de consommation alimentaire a un impact écologique et social.

Samir Medawar estime que la formule « De la fourche à la fourchette » est excellente. Or au Liban, l’agriculteur de base est abandonné à son sort ; il n’est pas conseillé ni suivi, en matière sanitaire, environnementale… D’où le besoin d’une approche par filières, jusqu’à l’assiette. Lorsque des efforts sont faits en ce sens, ça marche. Par exemple la production de pommes, produit clé pour les agriculteurs libanais, a été relancée depuis une quinzaine d’années que les vergers ont été renouvelés : résultat, les paysans reviennent vers la montagne pour les cultiver.Il existe une réponse technologique aux problèmes nutritionnels des aliments : la complémentation des aliments, qui deviennent des « alicaments » (médicaments-aliments). L’usage se développe par exemple pour faire face à une maladie lors des premiers 24 mois d’une vie humaine, pendant laquelle le cerveau se forme - période critique pour le développement ultérieur de la personne et ses capacités cognitives. Mais ce recours à des alicaments riches en nutriments ne peut pas être une panacée. Des études ont montré que supplémenter n’apportait pas grand’ chose, les nutriments étant mieux absorbés lorsqu’ils sont dans la matrice alimentaire plutôt qu’apportés ponctuellement. En outre se pose la question du prix de ces produits.

Lien entre ouverture commerciale, circuits courts, et habitudes alimentairesSaïd Benmerad fait le même constat pour l’Algérie : obésité, arrivée des maladies de pays riches (hypertension…), progression du modèle dit universel de l’alimentation. Il faut dire qu’après l’indépendance et la déstructuration du système de production et consommation alimentaire, l’importation a pris le relais. Cela dit, la crise actuelle a un effet paradoxal, celui de remettre au goût du jour des produits traditionnels – un peu comme les marchés bio des pays du Nord – même si seuls les consommateurs aisés en profitent. Car c’est le prix d’acquisition qui fait la différence, d’où le succès de l’importation notamment du congelé. Le poisson venu d’Asie coute trois fois moins cher que le poisson frais local ! Plutôt que de lancer une industrie pharmaceutique fabriquant de bons aliments, il faudrait soutenir les producteurs locaux pour une production plus efficace et compétitive, et promouvoir des circuits courts.

Hassan Benabderrazik résume la situation au Maroc, en insistant sur un effet positif de l’ouverture commerciale sur les habitudes alimentaires. Les ménages marocains consomment de plus en plus de fruits et légumes : avec 7% de croissance par an, c’est le groupe de produits qui connait la plus forte croissance (avec les produits sucrés). Selon lui, ce bon résultat est lié à l’expansion des exports vers l’Europe : la production augmente, les produits sont disponibles et moins chers, et donc consommés davantage. La région d’Agadir par exemple exporte vers l’Europe mais aussi vers le Maroc.Soit, reprennent d’autres intervenants, mais on constate souvent que ce qui est sain est plutôt destiné à l’export, et ce qui n’est pas conforme à l’export est laissé au marché local, de même la surproduction. Donc la réalité est plutôt une situation de dualisation.Quant aux circuits courts, attention à une certaine idéalisation : les consommateurs pensent que « circuits courts = qualité », mais un consommateur d’une région où l’agro-business est puissant doit-il avoir confiance (Martine Padilla) ? Les circuits courts ne doivent pas nous faire faire l’économie d’une réflexion sur l’agriculture qui nous entoure. Plusieurs intervenants (Jean-Louis Rastoin, Atef Idriss), insistent pour dire que, tout de même, le modèle « circuit court » comporte une vraie qualité sanitaire et environnementale, et peut être dans l’ensemble considéré comme un modèle alternatif à l’agro-industrie.De même, la transformation artisanale conserve-t-elle mieux les aliments que la transformation industrielle (Khaoula Baghdadi). Ce dont on est sûr, c’est que la transformation ultra industrielle dénature les aliments : dans l’agroalimentaire on en est au « cracking » (décomposition très fine des éléments composant l’aliment).

Jean Stephan confirme qu’habitudes de consommation et stratégie de développement agricole sont évidemment liés. Faut-il promouvoir les fruits et légumes, qui sont locaux et font travailler beaucoup de monde, ou bien plutôt les produits animaux qui sont surtout importés et font travailler moins de personnes – au Liban du moins ? La question du prix est redoutable : la salade vaut plus cher que le hamburger venu du Brésil (75% des importations de viande viennent du Brésil).

Karim Daoud confirme la complexité de la question, à laquelle les pays en développement n’ont pas forcément la réponse : comment concilier nouveaux impératifs environnementaux, forte augmentation de la population et des prix, besoin d’augmenter la qualité et la productivité pour qu’elle conduise à des prix compatibles avec le pouvoir d’achat.

Car Ali Chami et Mohsen Boujbel le disent aussi : souvent la question dans les PSEM, c’est comment manger tout court ! Le modèle économique est très complexe à trouver, d’autant que, qu’on le veuille ou non, ce qui oriente la consommation ce sont les prix, fondamentalement, et pas la qualité des produits. Il faut poser ces questions en tenant compte du contenu des aliments en nutriments, en CO2, et aussi en emplois.Mabrouk El Bahri synthétise : la sécurité alimentaire, c’est un tout. Et la Méditerranée reste un modèle de qualité nutritionnelle. C’est au niveau de la « fourche », pour les PSEM, que se jouent à la fois l’enjeu de la qualité et celui de la quantité. Nord et Sud doivent y réfléchir ensemble pour y faire face, et parvenir à cette fourchette de qualité. Export ou consommation locale ? Il faut les deux. Il est obligatoire d’exporter, faute de quoi il n’y aura pas de développement agricole.Au total, le débat entérine l’importance clé de l’approche nutritionnelle (« de la fourche à la fourchette »). Il confirme l’importance de la promotion d’un régime alimentaire de qualité, notamment auprès des ruraux eux-mêmes qui sont à la fois les producteurs et des consommateurs importants (entre le tiers et 40% de la population des PSEM), ce qui devrait permettre de mener auprès d’eux une double action de politique de production et de politique de consommation. Il conduit à la conclusion qu’il manque au Sud des vraies politiques nutritionnelles. Les politiques nutritionnelles sont malheureusement trop transversales (agriculture, santé, culture…) pour pouvoir être vraiment impulsées, et cela se traduit par un grand déficit de la formation du consommateur.Le débat conduit aussi à l’idée qu’il faut éviter deux simplifications : (i) « Le modèle traditionnel est bon, le modèle moderne et importateur est mauvais ». Evitons l’approche nostalgique de la nourriture méditerranéenne, redit Erol Cakmak. Il n’y a pas un schéma idéal (bio, circuits courts etc.) ; il faut étudier les choses en détail, pour internaliser, dans le prix des aliments, les impératifs sanitaires, environnementaux, économiques et sociaux, et les choses bougent très vite en la matière. (ii) « La crise alimentaire est au Sud ». Il nous faut sortir de l’idée que tout irait bien au Nord et mal au Sud. Au contraire, des problèmes sont communs, par exemple 15% de la population française est sous alimentée. La qualité de la nutrition est un enjeu pour les deux rives (Mohsen Boujbel).

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