Quels défis pour la Méditerranée agricole de demain ?

La prospective de la production et de la consommation agroalimentaires dans les grandes régions du monde conduit à un constat alarmant : compte tenu de la dégradation croissante de la balance agroalimentaire des PSEM et pour assurer l’alimentation de tous tant quantitativement que qualitativement, nous devons bâtir un nouveau paradigme alimentaire. Ce nouveau paradigme impose une nouvelle approche des territoires ruraux et de la gestion de l’eau agricole.
Les scénarios d’Agrimonde 2050 sur les systèmes agricoles et alimentaires macro régionaux

Jean-Louis Rastoin présente les hypothèses de travail du rapport Agrimonde 2050. Population : nous serons 9 milliards en 2050 (il faudra rapidement nourrir deux milliards d’humains de plus) ; deux hypothèses de croissance économique ; les ressources naturelles ; l’évolution technologique ; le commerce international. Géographiquement, cette prospective découpe le monde en six grandes régions mondiales, dont l’ensemble Afrique du Nord-Moyen Orient. Les deux scénarios d’Agrimonde sont les suivants. 

1°) Scénario 1 « GO ». L’électrochoc de 2008 est oublié, les tendances passées continuent ; chaque habitant de la planète consomme 4.000 Kcal par jour (3.000 aujourd’hui). Or 4.000 Kcal signifient une généralisation des maladies d’origine alimentaire – scénario de l’inacceptable, celui par lequel on nourrit la planète par la croissance économique quantitative. Résultats : une augmentation nécessaire de 21% des terres cultivables entre 2003-2050 (contre +13% dans la période récente) ; et de 72% des rendements (confiance dans le progrès technique notamment les biotechs et notamment les OGM). 

2°) Scénario 2 « normatif : AG1 ». L’objectif est de 3.000 Kcal par habitant et par jour pour tous, dans chaque région du monde ce qui est déjà au dessus des 2.600 Kcal que recommandent les nutritionnistes. Résultats : des progrès technologique moins forts, un rendement stagnant, mais une meilleure utilisation des terres, et la réduction des maladies d’origine alimentaire. Il faut insister sur la différence des résultats selon les régions, par exemple dans le bilan des ressources biomassiques. Pour la terre, le bilan est nul, ce qui veut dire que les ressources, dans les deux scénarios, sont suffisantes pour nourrir les hommes de 2050 – on ne s’y attendait pas au moment où le modèle a été conçu. Mais il y a de fortes différences entre régions : des greniers du monde d’un côté, de l’autre des régions déficitaires, surtout l’Afrique et plus encore l’ensemble Afrique du Nord-Moyen Orient, et cela dans les deux scénarios. Cela signifie que pour ces pays, les besoins seront incomparablement plus importants que les ressources.Les importations agricoles des PSEM vont donc exploser. Les fournisseurs mondiaux en seront l’UE d’abord et de loin (d’où la tentation de certains exportateurs européens de se satisfaire de la dépendance alimentaire de rive sud), mais aussi l’Amérique du Nord, le Mercosur et l’Ukraine. La Chine, bien plus loin, ne sera jamais le grenier du monde (elle n’est inquiétante que pour les biens manufacturés). On remarque qu’à leur petit niveau, les PSEM apparaissent comme exportateurs ; il y a donc des potentialités, notamment dans un plus grand commerce intra-méditerranéen depuis les PSEM, même si les volumes resteront limités.

Conclusion : pour assurer l’alimentation pour tous, quantitativement et qualitativement, il nous faut bâtir un nouveau paradigme alimentaire. Le scénario AG1 reste utopique, car il repose sur une rémunération suffisante des producteurs agricoles. Les conditions en seraient les suivantes : 
 
(i) écouter les nutritionnistes sur la diète alimentaire, et pas seulement les marchands – qui font, c’est vrai, l’essentiel des marchés aujourd’hui (Giulio Malorgio). Il faut pour cela de l’éducation, de la culture, mais aussi du temps (pour cuisiner). 
 
(ii) Sur le plan du modèle technico-économique de production, il s’agirait de contrer la tendance qui nous conduit vers 500.000 exploitations agricoles pour nourrir le monde entier – mais comment faire ? 

(iii) Sur le plan du cadre institutionnel, il s’agit d’insister sur la gouvernance, à l’échelle locale, internationale, avec une coordination mondiale des grands blocs régionaux – d’où la portée des propos d’Henri Nallet, dans le monde très instable qui est le nôtre. Assurer la sécurité alimentaire n’est, dans la quasi-totalité des cas, pas faisable à l’échelle d’un seul pays, mais à une échelle régionale.

Diffuser ces résultats, notamment sur le modèle de production

Mohsen Boujbel remercie Jean-Louis Rastoin pour son exposé dérangeant : l’avenir alimentaire est catastrophique, dans notre région, il faut le dire. En tant qu’opérateur économique, comment répondre ? Et comment le faire sans pomper les ressources énergétiques que nous n’aurons plus ? Dans les années 1960-1970, il y avait une euphorie sur le thème de la collectivisation – heureusement que cela n’a pas duré, et que l’initiative privée des agriculteurs a été respectée…

Mais à l’heure d’aujourd’hui, quel sens donner à la militance de l’agriculture euromed, comment sensibiliser les responsables politiques, comment éviter de nourrir la ville aux dépens de la campagne ? Sa recommandation : publier et diffuser, débattre, dans les différents PSEM, de ces idées et scénarios, pour sensibiliser les responsables et la société civile.Cette présentation est particulièrement pédagogique, or ces analyses ne sont pas connues par les populations, redit Jose Maria Garcia Avarez Coque. Il faut une campagne médiatique pour les faire connaître, car les résultats sont très dérangeants. On ne peut pas aller vers un modèle de 500.000 méga-fermes pour nourrir le monde, car le problème social sera intense. Beaucoup de petits paysans font de l’autosubsistance, leur production pourrait-t-elle s’étendre pour nourrir les urbains ? Sans doute faudra-t-il un système mixte. (Julian Briz suggère la notion de « Food self reliance », plutôt qu’« autosubsistance »).

Il faut diffuser l’analyse Agrimonde, cet exposé doit être refait dans chacun des pays euroméditerranéens, confirme Samir Medawar. Bien d’autres travaux devraient le prolonger ; nous aurions besoin de tableau entrées-sorties par pays et produit ; par exemple le prix de la betterave sucrière ou de la pomme-de-terre libanaises est très au-dessus des prix mondiaux, cela pose un vrai problème et demanderait une modélisation des échanges internationaux.Les décideurs d’aujourd’hui sont conscients de ces enjeux, mais la société civile, se demande également Abdelmoumem Toukabri ? Les professionnels sont-ils informés et prêts à s’engager dans une logique « filières », et à oeuvrer pour le renforcement des structures d’appui aux filières ? Karim Daoud adhère à l’analyse d’Agrimonde. D’accord aussi pour dire que les biotechs et notamment les OGM posent un vrai problème, auquel il faut pouvoir répondre. Le modèle technicoéconomique de production reproduit les erreurs du passé. C’est par exemple le cas de l’« Holsteinisation » rapide des races bovines : elle a eu de vrais effets négatifs, or cette « vache coca-cola » continue à se généraliser. Elle assure l’autosuffisance, soit, mais avec quelle durabilité ? Comment opérer le choix des races et des variétés ? Quelle utilisation de l’eau – or les choix engagent pour des décennies, les cycles étant bien plus longs que dans le monde industriel. Les politiques raisonnent souvent à court terme (crises, urgences), alors qu’il faut réfléchir sur le long terme, faire de la prospective, et mobiliser des solutions régionales.

Mohammed El Gerrouj est d’accord sur les tendances à l’oeuvre, telles qu’elles ont été exposées, et sur la question du paradigme alimentaire ; il faut mieux prendre en compte les producteurs, et pas seulement les consommateurs, et promouvoir l’approche « filières ». Mais il sera très difficile de mettre en oeuvre le scénario AG1 au Maroc, par exemple : les producteurs exploitent de très petites exploitations, les problèmes fonciers sont fondamentaux. Sans doute faut-il réfléchir à deux vitesses : une agriculture modernes et productives ; et une agriculture solidaire, celle des petits agriculteurs. L’Etat doit jouer un rôle clé pour stabiliser et aider la progressive modernisation des petits agriculteurs, qu’on ne saurait abandonner, pour diverses raisons et notamment sociales. Mabrouk El Bahri insiste lui aussi sur les modèles spécifiques à trouver pour le développement des petits agriculteurs qui sont la grande majorité des producteurs des PSEM, afin de concilier réalités sociales et économiques.

Hassan Benabderrazik confirme que le scénario tendanciel est un scénario catastrophe. Cela dit il y a des réponses possibles. Les PSEM juxtaposent des rendements de moins de 10 et des rendements de 80 quintaux de céréales à l’ha, c’est donc que le progrès est possible ! Mais pas n’importe comment : cela passe par les filières, la libéralisation réelle des échanges, la gouvernance et les échanges d’expériences entre pays de la région.

Réactions de Jean-Louis Rastoin : Les biotechs sont une question très délicate. Il ne faut pas les rejeter, elles peuvent apporter beaucoup. En même temps, l’UE vient de créer un label « sans OGM » qu’on pourra mettre sur les produits alimentaires – un argument marketing qu’il ne faut pas rejeter non plus. 
Quant à la spécialisation à outrance depuis cinquante ans, il faut reconnaître qu’elle a apporté la quantité demandée ; mais ses limites sont énormes, notamment en termes de coût énergétique et écologique. Il faut un modèle plus diversifié. 
Sur les structures de production agricole : un grand nombre des 500 millions d’agriculteurs actuels sont autosubsistants, mais la part des urbains ne cesse de croître donc il faudra augmenter la productivité ; cela revient à trouver un moyen terme entre les 500.000 (méga-fermes) et les 500.000.000 (paysans), pour des raisons sociales et écologiques.

La question démographique et le développement rural

Il faut avoir l’audace de poser la question démographique, disent François Lerin et Mabrouk El Bahri : 9 milliards d’hommes, est-ce tenable, et dans quelles conditions ? Cela pose la question du statut des femmes, de l’urbanisation et de l’exode rural. Et l’exode rural ne peut être séparé de l’émigration, précise Abdelmoumem Toukabri, des sujets sur lesquels il faudrait beaucoup d’efforts de formation auprès des candidats potentiels pour atténuer la tentation du départ. Sid Ahmed Ferroukhi confirme que la croissance démographique d’Afrique du Nord s’est révélée bien supérieure aux prévisions et projets gouvernementaux. Pour y faire face, il faudrait, dans l’agriculture, 90 milliards de dollars d’investissement par an dans les PVD. S’il est vrai que, pour le moment, on ne nourrit pas des villes comme on nourrit des campagnes, les campagnes du Sud évoluent vers des modèles urbains de consommation.

Jean-Louis Rastoin reprend cette question démographique et urbaine. La prospective interpelle les décideurs : accepte-t-on les tendances, mégalopoles d’un côté et déserts humains de l’autre ? Comment oeuvrer pour maintenir un minimum de tissu humain et économique dans les campagnes, comment promouvoir un modèle de « proximité » ? Le retournement démographique offre une opportunité. Mais même la fourchette basse de la projection démographique pose la question de la résistance à l’urbanisation systématique ; c’est un problème d’aménagement du territoire et de développement rural. La mise sur pied des filières doit tenir compte de cette nouvelle donne géographique.

Développement rural, marché et sécurité alimentaire : quels scénarios pour la Méditerranée ?

Giulio Malorgio précise la notion de compétitivité, dans le contexte méditerranéen ; elle porte notamment sur l’efficacité des réseaux sociaux et de la cohérence des filières – or aujourd’hui, producteurs, exportateurs, commerçants, sont peu reliés. Dans ce contexte, une question liée est celle de la grande distribution. Elle se développe partout (Maroc : 9% du marché national, Egypte : 14%, Turquie : 33%, Espagne : 62%, France : 72%), avec un risque d’exclusion des fournisseurs locaux, peu organisés. Une des conséquences est la multiplication des standards de qualité, imposés par la grande distribution – en plus des standards publics. La question, derrière tout cela : la distribution de la valeur. Comment faire face aux coûts croissants, pour les producteurs, de la commercialisation ? Si on ne répond pas à ces questions, la libéralisation du commerce agricole euroméditerranéen pourra conduire à de graves déséquilibres dans les pays du Sud.Un autre exemple du besoin de mise aux normes modernes de l’agriculture de la rive sud : les rejets aux frontières (de plus en plus nombreux), liés aux difficultés d’exportations des PSEM vers l’Europe pour des raisons de qualité et de sûreté alimentaires. Ces rejets sont les plus fréquents pour les produits turcs et syriens (beaucoup plus rares au Maroc), pour les produits primaires (frais) et beaucoup moins pour les produits transformés ; plus fréquents aussi pour les produits à faible degré de spécialisation pour chacun des pays (en revanche quand les pays exportent des produits dans lesquels ils sont spécialisés, les rejets sont faibles ou nuls car la qualité est performante).S’agissant des scénarios pour l’agriculture méditerranéenne, on peut en distinguer trois principaux : 

1°) le scénario optimiste, celui de la coopération : régulation euroméditerranéenne, développement rural, harmonisation des standards, développement équilibré des relations entre grande distribution et producteurs, mise sur pied d’une marque « filière méditerranéenne » et des IG ; 

2°) le scénario réaliste, qui consiste à subir les tendances de la globalisation : forte concurrence régionale et internationale, disparition du modèle alimentaire méditerranéen traditionnel, partage asymétrique de la valeur, hétérogénéité des standards, dualité des agriculteurs méditerranéens (entre grande exportation et petits producteurs locaux) ; 

3°) le scénario du statut quo : Etat peu présent, prolifération des standards privés, négociations surtout bilatérales, forte fluctuation des cours du marché, poids croissant de la grande distribution, approvisionnement alimentaire irrégulier, programmation sectorielle et conjoncturelle du développement et donc pas de stratégie intégrée de développement territorial.

L’eau agricole, ressource stratégique

La tradition des savoir-faire hydriques dans la région est évidemment importante, explique Pierre Blanc. Elle a été une façon de contourner la dictature de l’aridité dans cette région du monde. Et le vingtième siècle est venu compliquer la donne : d’une part, les transitions démographiques encore à l’oeuvre au Sud et à l’Est accroissent fortement la demande en eau ; d’autre part, la création de frontières fait de ces ressources rares un bien à partager ou à se disputer. La crise de l’eau qui affecte la région comporte quatre aspects.Le premier est l’insuffisance de l’offre. La politique de l’offre (barrages…) est salutaire ; elle a permis de développer l’irrigation, qui a contribué à réduire l’insécurité alimentaire (en Égypte grâce à Assouan, au Maroc qui compte 1,5 millions d’ha irrigués contre 0,15 millions en 1960, etc.). Mais cette politique ne suffit plus. Les prélèvements l’emportent sur les ressources renouvelables, dans la plupart des PSEM. Cette politique ne répond plus aux besoins quantitatifs.Le deuxième aspect est la dégradation de la qualité (pollution des eaux de surface…). Le troisième est l’accès inégal à l’eau, notamment entre populations urbaines et rurales. Le quatrième tient aux « violences hydrauliques », et à l’insuffisance de la coopération hydraulique, alors que la baisse prévue des précipitations en Méditerranée va aviver les conflits d’usage.Cette crise de l’eau pourrait s’approfondir du fait des changements climatiques qui devraient diminuer les précipitations – au moins au Sud – accroître l’évapotranspiration et modifier le régime des fleuves. Comment bifurquer, par rapport à ces tendances : il faut faire prévaloir la politique de la gestion de la demande. Le gisement disponible, c’est l’économie d’eau, notamment dans l’économie agricole qui représente 60 à 80% des usages de l’eau dans les PSEM. Mais il faut également tenir compte du fait que dans la plupart des PSEM, la population active agricole a augmenté dans les décennies passées et que la question de la sécurité alimentaire n’est pas définitivement résolue. Dans ces conditions, l’agriculture irriguée ne peut donc être sacrifiée. Des marges de manoeuvre existent, en particulier à l’Est du bassin où les techniques d’irrigation sont encore dispendieuses. Mais pour que les agriculteurs entrent dans des dynamiques de conversion technologique, encore faut-il qu’ils puissent vendre correctement leurs produits. La question de l’eau est donc avant tout une question de développement agricole !

Débat

Hassan Benbabderrazik ouvre le débat en relevant le paradoxe : Giulio Malorgio nous dit l’importance de la concentration des flux par la concentration de la distribution, Pierre Blanc nous dit que la poursuite du développement agricole sur une base productiviste en mobilisant des inputs croissants n’est plus possible. Consensus sur la dimension agricole de la crise de l’eau, et sur l’importance de l’eau pour l’agriculture La notion de crise de l’eau sort renforcée de la discussion ; beaucoup confirment la crise de l’eau (Khaoula Baghdadi, Karim Daoud pour qui il faut remettre en coeur du développement agricole l’agriculture pluviale). Mabrouk El Bahri explique que dans le domaine de l’au, qui est la base de l’agriculture, la Tunisie a fait un effort énorme mais arrive à la limite. Il faut mobiliser des espèces moins gourmandes en eau. Si Ahmed Tibaoui insiste sur la nécessité absolue d’éviter le gâchis des fuites de l’eau rurale comme urbaine. Mohamed El Gerrouj rappelle que l’intervention de l’Etat est ici nécessaire, car il s’agit d’un bien public, et parce qu’il y a une dimension d’aménagement territoriale importante dans l’affaire.Les séminaristes rappellent l’importance de la politique de tarification de l’eau, même si, comme le dit Erol Cakmak, cela ne suffira pas à moderniser l’irrigation.Ils disent la dimension internationale et régionale de cet enjeu majeur : si nous parlons de région intégrée, il faut pouvoir aborder la question des transferts d’eau. C’est également vrai à l’échelle sous-régionale notamment au Maghreb (Akka Aït El Mekki).Enfin Ahmed Fouad Mandour met en garde à propos des solutions que constituent les transferts d’eau et le dessalement : attention aux bouleversements de la biodiversité.

Comment améliorer la coordination entre les acteurs de l’agriculture, notamment au profit des producteurs ?

La grande distribution, si puissante en Europe, n’a pas donné des résultats probants pour les agriculteurs, estime Mabrouk El Bahri. Atef Idriss confirme : nous réfléchissons en terme de modèle occidental, or nous devons imaginer un nouveau modèle, et un modèle régional associant plusieurs pays de la Méditerranée. Le modèle de la grande distribution, notamment, n’a pas apporté toutes les réponses voulues, à la fois pour les producteurs mais aussi pour les consommateurs. Or ce modèle est en train de descendre au Sud, ne faut-il pas en tirer des leçons ? Ce qui pose la question des standards qui sont imposés aux agriculteurs : ne faudrait-il pas simplifier les normes afin qu’elles soient plus accessibles à tous ? Et s’agissant de traçabilité, ne faudrait-il pas aussi imposer une « traçabilité des prix » pour faire savoir comment est répartie la valeur ? En dehors de la coordination verticale et horizontale, n’oublions pas la coordination « diagonale », par exemple entre agriculture et tourisme. Par ailleurs une marque « ombrelle » des produits méditerranéens pourrait avoir un fort effet coordinateur. Mais quant à la « traçabilité des prix », elle est sans doute un peu illusoire (Julian Briz). Certaines expériences en Espagne permettent de faire payer aux producteurs 80% du prix final, grâce à des marges commerciales très limitées. La condition : cela suppose une forte interaction au sein de la filière – sinon on tombe dans les conflits simplificateurs voire démagogiques entre producteurs, commerçants et consommateurs.

Le rôle clé de la grande distribution

La grande distribution a un impact déterminant sur les consommations alimentaires. En Egypte par exemple, il y a beaucoup de supermarchés locaux, non membres de grandes chaînes, qui n’ont pas les équipements de la chaîne de froid requis ; résultat, le frais n’y est pas assez distribué observe Habiba Hassan Wassef. Le tourisme a lui aussi un impact important, pour le moment dans le sens d’une dualisation des marchés (la consommation de haut niveau pour le Marriott d’un côté, les marchés locaux de l’autre). Les normes imposées par les chaînes hôtelières internationales sont tout aussi puissantes que les normes de l’export. Il faut pourtant rapprocher les producteurs locaux des marchés touristiques.Comme le tourisme, la grande distribution doit être mobilisée positivement (Karim Daoud) : n’oublions qu’elle apporte beaucoup aux populations urbaines. Elle peut être mobilisée pour augmenter la qualité de la production, et avoir une action de sensibilisation des agriculteurs.

Mohsen Boujbel est d’accord pour dire qu’il faut faire de la grande distribution un allié pour la promotion des produits méditerranéens. C’est un vecteur à la fois pour la région, et pour la conquête des marchés mondiaux (voir le rôle de Carrefour dans la promotion commerciale des produits français à l’étranger).

Si Ahmed Tibaoui rappelle les deux invariants du débat sur la grande distribution : son caractère incontournable, et en même temps la résistance du commerce traditionnel. Or il est sûr que la grande distribution devrait contribuer à mettre à niveau les producteurs locaux (qualité, emballage, disponibilité, traçabilité…). Cela suppose naturellement une organisation des filières.La grande distribution doit pouvoir être mobilisée pour accompagner l’essor des marchés intérieurs : la demande intérieure est de plus en plus importante (il y a désormais plus de 30 millions de Marocains par exemple), il faut pouvoir y répondre, sans se focaliser toujours sur l’export (Mohamed El Gerrouj).

Akka Aït El Mekki estime lui aussi que la dualisation des producteurs est un problème clé. Or il y a un grand potentiel des marchés intérieurs, ce qui peut être une voie très importante pour les petits producteurs, qui font l’essentiel du tissu productif. La réglementation freine parfois le développement des exports pour ces petits producteurs. Pourtant aujourd’hui, 70% des fruits et légumes marocains sont destinés à l’export. Mais les petits producteurs ne savent pas transporter et distribuer, ni à l’export ni même aux marchés urbains intérieurs !Ahmed Fouad Mandour donne l’exemple du « Green corridor », projet fait pour aider les producteurs égyptiens à acheminer leurs produits sur les marchés italiens en trois jours. Mais il n’a pas eu de réalisation pratique, notamment parce que les standards ne sont pas encore harmonisés. Amid Masri conclut le débat en l’élargissant à la coopération régionale. La sécurité alimentaire n’est pas à l’échelle d’un ministère de l’agriculture. C’est un enjeu stratégique et transversal. Dans chacun des pays de la région il existe des plans, c’est entendu, mais pas vraiment de planification (« plans but no planning ») ; donc la question n’est pas toujours du côté des marchés et de la grande distribution. La région doit pouvoir relever ses défis alimentaires, elle a tout pour cela.

Question : qui prendra la bannière de la sécurité alimentaire de la région ? Comment promouvoir le chiche-kebab contre le hamburger ? Comment éviter de nous limiter à suivre les décisions de la grande distribution ? Ne parlons donc plus de « Nord » et « Sud », parlons comme méditerranéens d’une même région. Partout, au Nord comme au Sud, les jeunes désertent les exploitations ; l’agribusiness a remplacé l’agriculture, ce changement est radical.

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