Situation énergétique en Méditerranée et perspectives

Le modérateur, Samir Allal, introduit la session en insistant sur les risques croissants liés à l’énergie : la Méditerranée sera de plus en plus importatrice d’énergie, il faut donc changer de paradigme énergétique (efficience, décarbonisation…). Les tendances énergétiques actuelles en Méditerrané ne sont pas durables. Elles se traduisent souvent – même si des exemples réussis de bonnes pratiques peuvent être cités – par une extension démesurée des zones urbaines, un gaspillage d’espace et l’augmentation des coûts des nuisances liées à la congestion des transports, par une consommation excessive d’énergie carbonée. La place des énergies renouvelables reste marginale.

Un ensemble de raisons convergentes militent pour travailler sur des scénarios alternatifs et donner progressivement au partenariat entreprises / territoires (collectivités locales notamment) / formation et recherche une place privilégiée afin de renforcer les compétences techniques, mais surtout institutionnelles et dans l’appui à la maîtrise d’ouvrage des projets. Des emplois pourront être créés dans de nouveaux créneaux comme l’efficacité énergétique, l’éco construction, les industries et technologies des énergies renouvelables, ainsi que dans l’approvisionnement en services de base.

Le partenariat euroméditerranéen a besoin d’une vision énergétique commune, faute de quoi, isolés, les pays méditerranéens ne seront que des « confettis » de la mondialisation au moment où un monde multipolaire est en train de se structurer. A cet égard, reconnaissons l’utile rôle d’impulsion que joue l’UpM pour susciter de nombreux programmes dans l’énergie.

Les quatre intervenants de cette première session vont faire un point sur la situation énergétique en Méditerranée et rappeler les enjeux, les difficultés à surmonter pour un développement durable : comment améliorer la qualité des politiques énergétiques, comment échanger les meilleurs pratiques, comment développer l’innovation au niveau local ?

Lisa Guarrera présente les différents travaux de l’OME – par exemple une étude approfondie de l’énergie en Egypte (le prochain profil pays portera sur la Turquie, 2011) ; et surtout le Mediterranean Energy Perspectives (MEP) qui donne les tendances 2030 :  

- la croissance est au Sud, que ce soit sur le plan économique général (3,6% de croissance dans les Psem contre une moyenne régionale de 2,3% d’ici 2030), ou démographique ;  

- le scénario énergétique de référence est le scénario tendanciel – qui ne se dément pas vraiment ; il conduit à 46% d’augmentation de la demande dans la région , surtout en hydrocarbures ;  

- le scénario alternatif donne, pour le Nord, 20% de réduction de la demande, 20% d’ER, une utilisation de 10% de biofuels dans les transports ; pas de réduction de la demande dans les Psem ;

- le scénario de rupture est bâti sur une très forte réduction de la demande, même dans les Psem. Ce scénario de rupture n’est pas hors d’atteinte, il consiste à accentuer les inflexions en cours (villes durables….) à partir de cas existants et à partir de technologies existantes. Il ramène l’intensité énergétique plus bas que son niveau des années 1970 ; les émissions de CO2 sont réduites de 30% dans les Psem – contre une augmentation de 100% dans le premier scénario.

Anne Ged donne les grandes lignes du Plan climat de la Ville de Paris. L’objectif 2020 est de parvenir à « trois fois 25% » (ER, émissions de GES, consommation). L’idée à retenir, c’est que la condition absolue pour y parvenir implique la mobilisation de tous les acteurs du territoire. Sans doute cet exemple d’effort de mobilisation peut-il être intéressant pour d’autres territoires euroméditerranéens. Pour le moment, beaucoup d’outils et d’actions ont été lancés (copropriétés, réhabilitation de 100.000 immeubles parisiens d’ici 2040, etc.) ; mais on reste encore trop à une juxtaposition, on n’est pas encore parvenu à une orientation vraiment nouvelle – un scénario de vie réussie et de paix avec la planète, s’inspirant de qu’a élaboré pour la Ville un collectif d’architectes et urbanistes (« Paris + 2° »).

Créée le 20 septembre 2010 et localisée à Paris Bercy, l’Agence parisienne du climat compte 7 personnes et montera à 25. Ses deux principes d’action : l’accompagnement du changement de chacun des acteurs territoriaux ; le changement de structures (dans les domaines de la réhabilitation, des transports, des entreprises, du tourisme…). L’Agence est un outil d’expertise et de veille.

Xavier Votron précise la place des ER dans l’activité énergétique de GDF SUEZ : elles représentent 20% de la production d’électricité du groupe, et 5,2 GW de projets de développement. Le groupe accorde une place de plus en plus déterminante aux enjeux de qualité de l’eau et de l’air. Cette préoccupation est bien entendu présente dans les activités en Méditerranée, une région d’implantation forte pour GDF SUEZ – même si un certain nombre de projets ont dû être abandonnés.

Abdenour Keramane insiste sur l’importance des enjeux énergétiques pour l’avenir de la Méditerranée. Sa démonstration tient en trois points :

(i) les Psem sont en pleine croissance, certes, mais elle doit être relativisée car le niveau initial est faible. Par ailleurs, il ne faut pas entrevoir une croissance qui se ferait sans se soucier du gaspillage énergétique – comme celui qu’a connu l’Europe dans l’après guerre, en un temps où le pétrole était à 2 dollars le baril. L’efficacité énergétique et la maîtrise de l’énergie doivent être des messages clés pour toute la région et des composantes fondamentales de la croissance. L’objectif européen du « 20-20-20 » non seulement n’est malheureusement pas partagé par le Sud mais est insuffisant ; le potentiel d’économie d’énergie dans toute la région est énorme. Il faut combattre la culture dominante d’un croissance qui ne se soucie pas de l’intensité énergétique – ne commettons pas au Sud les erreurs de la rive nord, développons-nous de manière plus propre et parcimonieuse en ressources.

(ii) Le scénario tendanciel posera vite le problème des énergies fossiles, qui ne sont pas sans limites dans la région, et le problème de l’effet environnemental. Un tournant reste à prendre. On peut lancer des programmes nucléaires à vingt ans, par exemple. Il nous faudrait arriver en 2030 à 40% d’énergie non carbonée, avec 20% d’ER et 20% de nucléaire.

(iii) La coopération régionale est indispensable. D’accord pour soutenir l’UpM, mais il ne faut pas attendre l’UpM : la société civile, les collectivités locales, les entreprises, doivent développer des projets. Il faut faire des affaires, et des affaires qui aient un impact positif sur le développement et l’environnement des Psem. Notamment, pas de projet transméditerranéen sans industrie, que ce soit la fabrication des équipements, l’ingénierie, la maintenance… L’objectif essentiel est de combattre la rente des hydrocarbures, et de transférer au Sud une partie de la chaîne de valeur. A ces conditions, l’énergie pourra constituer une approche clé pour une coopération méditerranéenne réussie.

Le débat

Questions à Lisa Guarrera

- le taux de croissance de 3,6% dans les Psem n’est-il pas sous-estimé ?
- le scénario de rupture est-il jouable, au Moyen-Orient notamment, sans le nucléaire ? Or cela implique une pacification politique (Chehab)

Quant à la croissance : l’OME travaille à l’horizon 2030, d’où des taux de croissance annuelle moins forts que les 5 ou 6% qu’on voit souvent mais qui ne portent que sur le court terme. Quant au nucléaire, effectivement, nous ne le prenons pas en compte au Sud, d’autant qu’on raisonne a 2030 or il faudra au moins cela pour qu’il arrive au Sud.

Questions à Xavier Votron : quelles sont les causes des échecs des projets d’ER ?

Xavier Votron reconnaît que si le développement des ER rencontre des succès (Lydec…), il rencontre aussi quelques échecs. Ils peuvent être liés à l’entreprise :
- lorsqu’on privilégie trop la rentabilité – l’équation entre risque innovation et rentabilité se brise parfois, au profit de la rentabilité. Pourtant l’innovation et technologies progressent rapidement – voir l’efficacité énergétique des éoliennes qui s’est incroyablement améliorée ces dernières décennies. Donc il n’est pas nécessaire d’attendre ;
- lorsqu’on procède non pas en partenariat mais avec des solutions toutes faites, et qu’on n’intègre pas les équipes locales, essentielles pour la réussite du projet ; la partie « formation », si possible dans la langue du pays, est indispensable.

Ils peuvent être liés aux pays :
- des contraintes juridiques, par exemple relatives à la propriété du sol, peuvent empêcher l’entreprise d’être propriétaire du sol, ce qui complique l’investissement ; la législation n’est pas toujours assez claire et stable, et ne donne pas toujours confiance sur le long terme ;
- il n’est pas toujours possible de trouver des solutions financières pour rendre le projet profitable.

Ils peuvent enfin être liés à des contraintes générales :
- l’eau n’est pas toujours assez disponible (surtout l’eau déminéralisée pour le solaire) ;
- les liaisons aux réseaux électriques sont parfois insuffisantes, notamment entre Psem.

Darras  : les ER apportent des économies, pas forcément très visibles mais extrêmement importantes.

Dario Chello prévient : attention, il y a technologie et technologie – la maîtrise de la dernière génération nucléaire prendra beaucoup de temps pour les Psem, même chose dans le solaire. Tout cela commence par l’essor de l’économie de la connaissance au Sud.

Mahouche : la France a fait le choix du « 80% nucléaire », pourquoi les Psem ne seraient-ils pas capables de faire la même chose avec des ER – ne jouons pas petit bras. Et ne pensons pas seulement grands projets ; certaines technologies sont tout a fait accessibles pour des projets de taille raisonnable et faisable comme le plan Prosol en Tunisie.

Benabdallah : dans les pays du Sud, les spécialistes d’une énergie travaillent peu avec les spécialistes des autres sources. Il manque souvent une vision intégrée. Et il faut la mener en outre dans un cadre Maghrébin (Ezzedine Khalfallah insistera lui aussi sur le manque d’intégration Sud-Sud notamment au Maghreb), et Euromed – ce séminaire peut y contribuer grandement.

Le rôle des entreprises et de la société civile

L’exposé de Mme Ged montre que les efforts à faire pour changer de paradigme, ne peuvent pas être faits uniquement par les Etats, surtout quand ils sont trop centralisés ; un rôle indispensable incombe aux acteurs locaux – voir le cas de la RFA avec ses 2 000 usines de biogaz contre 20 en France, un véritable plaidoyer pour la décentralisation. En ce qui concerne les entreprises, un enjeu clé est la sécurisation des investissements si l’on ne veut pas se limiter à des échanges commerciaux ou de simples prestations de service, et si l’on veut mieux partager la chaîne de valeur (Guigou).

Djémila Boulasha fait observer que dans l’histoire institutionnelle de l’Europe, la coopération de terrain entre les producteurs a précédé l’institutionnalisation de la CECA. Des partenariats nombreux se font aujourd’hui sur le terrain, par exemple entre la Turquie et RTE pour l’ancrage électrique entre Turquie et Europe (la Turquie est aujourd’hui connectée à l’Europe de manière synchrone). De même, l’approche territoriale est effectivement fondamentale ; l’Assemblée Régionale et Locale Euro-Méditerranéenne (Arlem) suscitée par le Comité européen des Régions, peut jouer un rôle important. Enfin sur le plan de la recherche, le rôle des réseaux intelligents doit être évoqué – mais pour le long terme.

Marc Darras est d’accord : la mobilisation des acteurs locaux, en effet, est au moins aussi importante que la question des moyens.

Moncef Benabdallah confirme le rôle clé des collectivités locales – mais celles des Psem n’ont pas les moyens (humains, techniques, financiers) de celles du Nord ; elles sont rarement associées aux grandes décisions d’aménagement ; elles ont d’autres priorités et laissent le plus souvent les enjeux environnementaux à l’Etat. Et puis se pose pour elles les problèmes connus du financement des projets. Comment résoudre ces difficultés ? L’Etat fait souvent ce qu’il peut, mais il ne peut pas tout faire. La solution ne peut venir que de la solidarité Nord-Sud. Les grandes initiatives comme Desertec n’y répondent pas, il faut le dire, car l’approche est erronée ; il faut d’abord voir ce que ces pays du Sud ont besoin de développer, et non pas commencer par les besoins des pays du Nord. Sur cette base, on trouvera le moyen d’un compromis. La Charte de l’énergie constitue un cadre politico-juridique pour la sécurisation de l’investissement (Chello). L’échec de Barcelone a plusieurs causes : la volonté d’« exporter la démocratie » ; un manque de motivation de plusieurs pays européens, notamment les non méditerranéens, laissant l’Espagne, l’Italie etc. en position de faiblesse. La Baltique énergétique existe, mais la Méditerranée énergétique piétine. L’élargissement européen à l’Est, lui, s’est accompagné des efforts et des moyens. Il est vrai qu’en Méditerranée il manque un cadre juridique minimal garantissant les investissements, c’est une affaire déterminante pour les partenariats industriels. Mais pour autant, certains accords commerciaux Nord-Sud peuvent être intéressants, s’ils sont faits dans l’esprit du partage. En tout état de cause, l’approche économique, pragmatique, est une bonne approche pour l’intégration régionale.

Benabdallah : il est faux de dire que les pays du Sud ne disposent pas de sécurisation des investissements – le cas de la Tunisie par exemple.

Une synthèse par Tawfik Mouline

Tawfik Mouline, très convaincu par l’importance de la dimension industrielle que doit prendre la coopération euroméditerranéenne, fait le point des éléments de consensus qui se dégagent du débat :

(i) du fait de l’importance du changement climatique dans la région, la vision énergétique méditerranéenne et en particulier le couple énergie-climat est central dans la région, d’autant que le potentiel est énorme. Un autre couple clé, lié, est celui qui associe l’énergie à l’eau : le dessalement prendra peut-être 20% de la consommation énergétique au Sud ;

(ii) la divergence des intérêts nationaux peut être réduite par l’approche « projet » ; l’UpM a marqué un point positif à cet égard, mais ne doit pas être exclusive d’autres approches comme le 5+5. Et tout à fait d’accord pour penser aussi aux projets à taille humaine, et pas forcément aux méga projets ;

(iii) l’approche territoriale est incontournable : elle repose sur la formation des élus, la question des moyens ne vient qu’après. La coopération décentralisée peut jouer un rôle appréciable, et peut être financée par la Politique européenne de voisinage ;

(iv) les réseaux universitaires peuvent jouer leur rôle dans ce partenariat, pour développer la compétence scientifique du Sud et les échanges Nord-Sud. L’enjeu des ER peut structurer une bonne partie du développement scientifique et universitaire, au Sud, et en Méditerranée en général.

Samir Allal clôt la session en insistant sur trois points :

(i) les ER représentent 7% de la production d’électricité, et au mieux 17% en 2030 (scénario de rupture), voilà la fourchette au sein de laquelle nous nous trouvons  ;

(ii) rien ne nous interdit aussi de réfléchir à horizon 2050, c’est même une nécessité si nous voulons être audacieux dès à présent  ;

(iii) l’objectif de la croissance n’est pas le même au Nord (réduire les émissions de GES) et au Sud (croissance économique et développement), il faut être conscient de cela et trouver les bons compromis pour la région.

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