Le Monde arabe en mouvement – en révolution

Humeur n°159 -
Lundi 19 Janvier 2015 - Jean-Louis Guigou


Comment, au-delà de l’actualité chaotique et dramatique, lire le mouvement arabe. Au-delà du visible apparent et de l’actualité tragique,
•    il y a des forces souterraines qui agissent en profondeur.
•    Les manifestations de violence sont le témoignage que les changements sont très profonds et que ces transformations prendront du temps.

Le Forum à l’IMA sur le monde arabe en mouvement a été l’occasion de confronter de nombreuses idées. Notamment le débat entre Gilles Kepel et Bassma Kodmani (Arab Reform Initiative) m’a permis de préciser les analyses historiques de mon livre . Sur le long terme, trois périodes se dessinent clairement :

1ère phase : 1960 – 2010 : soixante ans d’humiliation et d’enfermement.
« En 1960, l’euphorie est à son comble dans les pays arabes: les décolonisations sont achevées, le tiers-mondisme bat son plein, le nationalisme arabe (Nasser, Boumediene, Bourguiba, Saddam Hussein, Kadhafi) redonne la fierté d’une espérance laïque; la foi dans le progrès est totale; la Guerre froide conforte les revendications arabes dans l’apprentissage de l’économie socialiste (Algérie, Syrie, Égypte…); la musique égyptienne est largement diffusée et, aussi célèbre que la Callas en Occident, la voix d’Oum Khalthoum subjugue le monde arabe. Cette espérance de liberté, de dignité, de laïcité est libératrice: les femmes s’émancipent. Les modes occidentales se répandent. Le religieux est mis sous le boisseau.
La désillusion commence avec la guerre des Six Jours en 1967; puis Nasser meurt en 1970 et la même année, lors du «Septembre noir», les Palestiniens sont massacrés par l’armée jordanienne. En 1979, la révolution islamique iranienne sonne le glas de la modernisation culturelle. La désillusion est si forte que seule la religion réconforte et permet de résister. L’extrémisme religieux prend le relais du nationalisme arabe après la défaite contre Israël et la mort de Nasser. La solidarité arabe laisse la place à la solidarité musulmane, l’islamisme se substitue au panarabisme.
En même temps, l’islam s’appauvrit pour devenir un code pénal, un code de bonne conduite, qui inclut des autorisations et des interdictions; l’islam s’éloigne de sa spiritualité lorsqu’il est utilisé comme une arme pour lutter contre l’Occident et particulièrement les États-Unis auxquels il est reproché le néo-colonialisme pétrolier, le soutien à Israël et l’hostilité au panarabisme. »

Dans chaque pays arabe, avec quelques nuances, le pouvoir politique autoritaire, souvent corrompu par la rente pétrolière et touristique, s’appuie sur le pouvoir religieux. Pour se maintenir, le pouvoir abandonne la rue au pouvoir religieux. En 60 ans, « la rue s’islamise », les femmes se couvrent, la culture, le caritatif, le social, l’éducatif sont abandonné aux religieux. Dans les pays arabes, l’espace civil est devenu le monopole des religieux islamistes. Ainsi le pouvoir politique a enfanté un monstre acculturé : l’islamisme salafiste. La propagande s’est trouvé facilitée par le développement de la TV et du numérique. L’islamisme salafiste (le salafisme) s’est implanté et a gagné les cœurs. Boualem Sansal (Gouverner au nom d’Allah) décrit très bien cette islamisation croissante de la rue et des cœurs avec la complicité du pouvoir politique. Face à ces deux pouvoirs – le politique et le religieux – la société civile a explosé. C’était en décembre 2010 à Sidi Bouzid en Tunisie.

2ème phase : 2010-2012 : la révolte de la société civile et la démocratisation  avortée
Enfin les révoltes des jeunes arabes brisent les chaines –contre les dictatures et l’oppression politique et contre l’obscurantisme religieux. Les jeunes, les femmes et la société civile se révoltent. Mohamed Bouazizi, s’immolant par le feu, déclenche la mise en mouvement du monde arabe. La contestation s’organise s’appuyant sur trois forces puissantes, mais inorganisées et fragmentée :
•    Les jeunes, en majorité, qui veulent se libérer du carcan de la religion et des traditions. 60 % des 400 millions de musulmans en méditerranée ont moins de 24 ans.
•    Les femmes, qui font irruption dans le débat politique
•    Le secteur privé, les entrepreneurs, avocats, hommes d’affaires, qui voyagent beaucoup à l’étranger, se révoltent à leur tour contre les pouvoirs oppressifs, qu’ils soient politiques ou religieux.
Ces trois groupes sont d’autant plus forts que l’information, grâce à la TV et la numérisation de la société (face book, internet, réseaux sociaux…) brise toutes les frontières. Il n’y a plus de familles, de régions, de quartiers, de pays, qui soient isolés. Mais ces trois groupes ne savent pas et ne peuvent pas s’appuyer sur les partis politiques démocratiques quasi inexistants. Les démocrates sont affaiblis par leur fragmentation.
Ce n’est pas un hasard si c’est la Tunisie qui a enclenché ce mouvement, parce qu’elle a, depuis Bourguiba, une société très alphabétisée (95 %), des femmes libérées, une classe moyenne efficace et des jeunes très éduqués et informatisés.
Le Monde occidental a eu la naïveté de croire « qu’ils sont comme nous ! ». La contagion horizontale (par internet, par la proximité géographique, par les flux de capitaux, la mobilité, la TV…) s’est rapidement heurtée à la résistance Verticale et à la spécificité historique, culturelle et surtout religieuse, car le salafisme s’était bien implanté depuis les années 1960.

3ème phase : 2013…. 2020 ? : les contre-révolutions religieuses et politiques enserrent les démocrates.
Le retour du spécifique et du religieux a été rapide, violent et meurtrier. « La bataille est féroce de l’autre côté de la Méditerranée » (Bassma Kodmani) : soit le pouvoir politique autoritaire s’impose comme en Egypte, soit le pouvoir religieux avec Daech, les frères musulmans et le salafisme font régner la terreur. Sous prétexte de guerre sainte –Djihad – les jeunes acculturés, désœuvrés, marginalisés, s’enrôlent pour espérer donner du sens à leur vie. Entre le retour des pouvoirs politiques autoritaires et la terreur que font régner les tenants des pouvoirs religieux, les démocrates, la société civile et les ONG, il y en a qui sont disloqués (Tunisie), menacés (Syrie), surveillés (Maroc – Algérie).
Dans tous les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée (PSEM) le secteur privé est le plus sûr allié des démocrates. Si la bataille fait rage de l’autre côté de la Méditerranée et si le secteur privé de l’économie est le plus sûr allié des démocrates, alors la stratégie d’IPEMED est la bonne : accélérer la transition économique au Sud et l’intégration régionale EMA (Europe Méditerranée Afrique) par la coproduction. Faire de l’économie Nord/Sud le vecteur de la transition politique et économique. A condition, bien sûr, que le secteur privé et les entreprises adoptent un comportement responsables de co-production, de partage de la valeur ajoutée et de transfert des technologies adaptées aux besoins du Sud et que les entreprises ne soient plus prédatrices de la main d’œuvre abondante et bon marché, des matières premières à prélever etc…
Le chemin de l’économie est étroit, mais je n’en vois pas d’autres car les besoins au Sud sont immenses.


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