Quand la Chine s'enrhume...

Lundi 26 Octobre 2015
Jean-Louis Guigou, Pierre Beckouche

Tribune parue le 26 octobre 2015 dans le site du Huffington Post

 

INTERNATIONAL - Il est trop tôt pour mesurer la portée de la crise économique en Chine, trop tôt pour savoir si elle est structurelle ou ponctuelle, trop tôt pour savoir si les fragilités de ses marchés financiers, de son système bancaire, de son marché immobilier et de sa démographie ("papy-boom") pourraient se conjuguer en un ralentissement durable. Mais on peut d'ores et déjà tirer un enseignement : la Chine ne peut plus être la locomotive de la croissance mondiale. D'une manière générale, l'Europe, qui semble promise à de faibles taux de croissance pour la décennie qui vient, ne peut s'en remettre au dynamisme de quelques grands acteurs globaux - Chine, Etats-Unis, Inde, Brésil...

Bien entendu, ces grands acteurs globaux de la mondialisation ont un rôle essentiel. Mais il est indispensable de prendre conscience du rôle clé de l'autre grande transformation de l'économie internationale : la régionalisation, c'est-à-dire la constitution de grands ensembles de pays que leur complémentarité et leur proximité rassemblent. Du reste ne voir dans la Chine qu'un acteur global serait un contresens. En même temps qu'elle transformait son système économique interne, la Chine a, dès les années 1990, modifié radicalement sa stratégie régionale en jouant le jeu de l'intégration Est asiatique (accords "Asean+3" c'est-à-dire Asean + Chine + Japon + Corée du Sud). Même si les relations y sont complexes, notamment avec le Japon, c'est bien la stratégie chinoise d'intégration Est asiatique qui lui a donné la base nécessaire pour conquérir les marchés mondiaux. L'OMC ne cesse d'expliquer qu'une grande partie des exportations chinoises sont faites d'assemblage de sous-ensembles conçus au Japon et produits en Malaisie, à Taiwan, en Corée... Dans les années 1980 seul un tiers des exportations des pays d'Asie orientale se destinaient à d'autres pays de la région ; aujourd'hui on approche les deux-tiers. Lorsque les Japonais, non pas "délocalisent" comme on dit encore trop souvent, mais "relocalisent" leur appareil productif à l'étranger, c'est le plus souvent dans les pays émergents de leur région qu'ils le font. Autrement dit, l'opinion publique a bien vu le train de la globalisation mais elle a mal vu celui de la régionalisation. Ces deux grandes tendances de l'économie mondiale se conjuguent, la dialectique globalisation-régionalisation est la clé des transformations à l'œuvre.

Les pays européens ont été les précurseurs de la régionalisation. Pour toutes sortes de raisons économiques (trop faible R&D) et institutionnelles (trop faible fédéralisation), l'Europe ne peut, seule, faire face à la montée en puissance asiatique et à la colonisation technologique américaine. Il lui faut mieux s'appuyer sur les relais de croissance que constituent les pays émergents de sa région (ce qu'on appelle en langage européen les "Voisinages"). La crise chinoise est l'occasion de remettre les projecteurs sur l'intégration régionale, notamment en Méditerranée et en Afrique. Plutôt que de rester focalisé sur le drame des migrants et sur le terrorisme, accélérer l'intégration économique euro-méditerranéenne et africaine constituerait une réponse structurelle au besoin de stabilité politique, de croissance économique et de co-développement.

Cela passe, d'une part, par un changement de regard sur les opportunités de marchés dans ces pays sud méditerranéens et africains. L'incertitude chinoise, jointe à la montée de ses prix (immobiliers et salariaux) avaient déjà suscité un mouvement de relocalisation en Amérique du Nord et au Mexique (maquiladoras) de certaines entreprises américaines qui s'y étaient implantées. Les firmes européennes doivent s'en inspirer, et, au regard de ce qui se passe en Chine, reconsidérer le risque-investissement de pays comme le Maroc, la Tunisie, l'Algérie, la Turquie et l'Egypte..., qui pourraient devenir "les Dragons" de l'Europe. Cela passe ensuite par une reformulation de la Politique Européenne de Voisinage, actuellement centrée sur un curieux binôme associant libre-commerce et pilotage administratif ; elle doit désormais viser un système productif transméditerranéen, fondé sur la co-production, et s'appuyer sur la société civile - y compris les entreprises des deux rives.

Une intégration économique régionale de l'Europe avec son Sud émergent - méditerranéen et africain - aurait d'immenses avantages : des marchés élargis, quitte à mieux les protéger ; des préférences collectives, notamment en matière de droits sociaux, de couverture sociale universelle et de respect de l'environnement ; des régulations communes, au lieu d'une globalisation chaotique ; une stabilité économique accrue, au lieu du caractère pro-cyclique d'une économie mondiale régie par quelques locomotives globales. Quand les Etats-Unis ou la Chine s'enrhument, la région Europe - Méditerranée - Afrique devrait cesser d'éternuer.


Jean-Louis Guigou, Haut fonctionnaire et fondateur de l'IPEMED
Pierre Beckouche, Spécialiste de géographie économique et consultant auprès de l'OCDE 

Partagez cet article
Imprimer Envoyer par mail