Entretien - Pr Farid CHAOUI : «Sans une politique nationale de la santé, le pire est à venir»

Dimanche 18 Novembre 2012
Entretien réalisé par Brahim Taouchichet
Cet entretien, que nous voulions volontairement approfondi avec l’éminent spécialiste en gastro-entérologie, le professeur Farid Chaoui, fait ressortir que la santé des Algériens dans toutes ses composantes sociales est toujours d’une brûlante actualité pour deux raisons majeures. D’abord, l’irruption sur la scène publique des revendications pour une meilleure protection sanitaire à la faveur de la dynamique induite par le «printemps arabe». Face à la pression de la rue, les gouvernants sont désormais obligés de «composer» et hisser la santé au rang de priorité.
C’est notamment le cas en Algérie où le budget de la santé 2012 avec 404,94 milliards de dinars vient juste après ceux de la Défense et de l’Intérieur. A quelque chose malheur est bon, oserions-nous dire puisqu’une prise de conscience se dessine quant à la nécessité impérieuse d’apporter une réponse adaptée aux problèmes du jour. C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’il convient de placer la réunion d’un conseil interministériel par le Premier ministre Sellal – fait nouveau à la Pharmacie centrale. Il y a urgence, le cancer fait des ravages : 50 000 cas par an et tous les malades n’ont pas accès aux soins ni à un lit d’hôpital. En conséquence, beaucoup meurent dans le dénuement total. Les pathologies cardiovasculaires et métaboliques – conséquence dans l’entrée brusque dans la vie moderne – connaissent une rapide augmentation. Farid Chaoui va encore plus loin et met le doigt là où le bât blesse : la conjugaison simultanée des transitions démographique et épidémiologique et, surtout, les moyens ne suivent pas. Dans 20 ans, les séniors ou les plus de 60 ans seront près de 4 millions. Ils corrigent ainsi une pyramide des âges qui a longtemps prévalu chez nous avec la prépondérance de populations jeunes de moins de 30 ans et pèseront sur le budget santé. Des défis supplémentaires auxquels il sera difficile à l’Etat de faire face à brève échéance, car 80 dollars par habitant et par an c’est nettement insuffisant, nous dit le professeur Chaoui. Par ailleurs, notre interlocuteur s’insurge quant à la mortalité maternelle du fait d’une mauvaise prise en charge (100 femmes sur 100 000 décèdent lors de l’accouchement et 800 des suites de leurs couches). Que dire sachant que 3 000 enfants sont en attente d’être opérés du cœur et 15 000 insuffisants rénaux pour une greffe. Flambées épidémiques dans le cas de maladies que l’on croyait complètement éradiquées (1 500 cas de tuberculose diagnostiqués récemment au CHU d’Oran !), résurgence des maladies de la pauvreté et apparition de pathologies foudroyantes comme le sida, les hépatites (5 millions de dinars par malade et par an pour une trithérapie). La production locale des médicaments génériques reste très modeste (40% des besoins alors que l’objectif déclaré depuis plusieurs années est de 70%). C’est donc la voie ouverte aux lobbies (ou mafia du médicament de plus en plus décriés jusqu’en haut lieu). A défaut d’une nomenclature d’achat précise et transparente, ils influeront fatalement sur l’orientation de la couverture sanitaire du pays. Nous abordons aussi dans cet entretien l’épineuse question des traumatismes liés à la guerre de Libération nationale auxquels se s’ajoutent ceux de la décennie noire qui imposent un traitement spécifique et des moyens humains appropriés. Chargé du dossier de la santé et de la Sécurité sociale dans le gouvernement Hamrouche, Farid Chaoui nous révèle que le projet de réformes a été mis sous le boisseau sur injonction du FMI. Mais depuis, les événements sanitaires qui s’accélèrent militent plus que jamais pour une politique nationale de la santé chère à l’éminent spécialiste, exigence qui interpelle les décideurs — dans un esprit de solidarité et d’équité.


Le Soir d’Algérie : Récemment, un conseil interministériel, tenu sous la présidence du Premier ministre, a été exclusivement consacré à la prise en charge du cancer. Des décisions lourdes ont été prises, notamment la création de centres anticancéreux, l’achat d’équipements pour la radiothérapie et le remboursement de certains médicaments anticancéreux et des antalgiques. Mais les sections syndicales affiliées à la Fédération de la Sécurité sociale dénoncent ces mesures parce qu’elles considèrent que ce n’est pas à la CNAS de les prendre en charge mais plutôt au secteur de la santé?
Farid Chaoui :
Tout d’abord, il faut souligner que c’est la première fois qu’un conseil interministériel invite des médecins concernés par le sujet. C’est une avancée parce qu’il était de coutume de les solliciter avant ou après la réunion, jamais les faire participer au conseil lui-même. Ensuite, il faut remarquer que nous avons un Premier ministre pragmatique et qui a à cœur la chose publique et un ministre de la Santé qui a une formidable expérience politique donc capable de voir les choses dans leur globalité, qui est médecin et est doué d’une grande capacité d’écoute. Voilà donc deux facteurs positifs qui encouragent à réfléchir sur la problématique de la santé en Algérie. Parmi les mesures prises par ce conseil, il y a celle rendue publique, concernant la mise à disposition en pharmacie de villes de certains médicaments du cancer. C’est, sans aucun doute, une très bonne décision, car tous les malades traités pour cette pathologie ne sont pas hospitalisés : ceux qui sont soignés à l’hôpital bénéficient sur place du traitement. Par contre, les patients traités dans des structures extrahospitalières étaient contraints de se déplacer à la PCH (une seule agence à Alger pour tout le territoire national !) pour acquérir leur médicament au prix fort et sans espoir d’être remboursés par la Sécurité sociale. Cela pose des problèmes énormes. Quant aux arguments du syndicat qui estime que cette mesure peut déséquilibrer les finances de la CNAS, il soulève un faux problème. C’est une hérésie que d’opposer les assurés sociaux à ceux qui sont censés être pris en charge sur le budget de l’Etat. Outre son inanité, cet évènement souligne toute l’absurdité de l’émiettement du système de financement du système de santé entre CNAS, Casnos, budget de l’Etat, mutuelles et de plus en plus la bourse des ménages. Dans tous les pays qui pratiquent une vraie politique de santé, il y a une seule assurance-maladie qui couvre l’ensemble des citoyens et qui permet à tous d’accéder aux mêmes soins de manière équitable. Je ne comprends pas très bien la réaction de la Fédération, mais, franchement, je trouve que dans ce cas ses justifications ne sont pas fondées.

Visiblement, la controverse s’amplifie quant aux dépenses pour une maladie incurable au détriment des autres pathologies. Prolonger la vie des malades de quelques mois ou bien les renvoyer mourir chez eux. Grave dilemme...
Nous sommes-là dans une situation qui résume bien toute la problématique. Des gens courageux comme le professeur Bouzid sont montés au créneau pour poser le problème du cancer à l’échelle nationale jusqu’aux plus hauts décideurs du pays. Si la même démarche est adoptée pour les maladies cardiovasculaires, les maladies métaboliques, les handicapés des accidents de travail, etc., on se rendra compte qu’il faudra un programme spécial pour chacune de ces pathologies compte tenu des innombrables problèmes qu’elles soulèvent et qui sont loin d’être résolus. Or, si l’on additionne tous ces programmes, qui coûtent très cher, on va, hélas, découvrir qu’il y a une inadéquation énorme entre ces besoins en constante augmentation du fait de la transition épidémiologique et les moyens dont nous disposons pour y faire face et qui ne progressent pas à la même vitesse. A bien y regarder, il n’y a pas que la cancer qui pose problème !

En matière de gestion, nous avons l’impression que les autorités en charge du secteur réagissent aux pressions du moment plutôt qu’elles n’anticipent les grandes questions de santé publique. Selon vous, est-ce la conséquence de l’absence d’une stratégie et d’une politique nationale claire?
La plupart des gouvernements dans le monde, s’agissant d’un problème aussi sensible que celui de la santé, ont tendance à réagir aux événements conjoncturels sous la pression de la rue ou de lobbies puissants qui gravitent autour de ce secteur. Ils sont ainsi littéralement pris en otages et tendent à réagir sous la pression en parant au plus urgent. En ce qui nous concerne, il faut aller plus loin et engager des réformes structurelles qui permettront au système de santé de s’adapter aux transformations et aux grands défis liés aux transitions épidémiologique et démographique. Ceci est d’autant plus vrai et actuel que la transition démocratique est venue tout récemment se télescoper avec ces deux autres transitions en donnant plus de poids aux associations d’usagers et aux syndicats des personnels de santé qui revendiquent une plus grande place dans la gestion du système. C’est une bonne chose mais qui rend la décision plus difficile, nécessitant une permanente négociation. Si l’on ne fait pas l’effort aujourd’hui de réfléchir réellement sur le devenir du système de santé, dans 5 ou 10, ou 20 ans, nous aurons encore à faire face aux mêmes problèmes et à dépenser beaucoup d’argent pour, in fine, se retrouver à la case départ.

Il est fait peu cas de la maintenance des équipements médicaux achetés à coups de millions de dollars et sont parfois à l’arrêt faute d’un personnel qualifié et suffisamment sensibilisé sur sa «mission». Cela rappelle l’échec des usines clés en main...
Vous posez là un vrai problème. Il faut savoir comment ils ont été achetés ? Comment ils sont arrivés en Algérie ? Ont-ils été installés ou pas ? Qu’a-t-on fait pour leur maintenance ? Le problème est que nous n’avons pas un programme national de santé. Je m’explique : aujourd’hui, les besoins en matière de santé augmentent alors que proportionnellement les moyens financiers ne suivent pas. Deux chiffres : la dépense nationale de santé (DNS), c'est-à-dire tout ce que la communauté peut consentir pour financer le système de santé, c’est moins de 400 $ par habitant et par an. C’est très peu en comparaison aux pays de l’OCDE où la DNS est supérieure à 4 000 $. Nous sommes donc dans un rapport de 1 pour 10 ! En outre, sur ces 400 $, 80 sont dépensés pour les médicaments, pas plus. Ce sont les moyens réels dont nous disposons. On crie au scandale du fait que l’on dépense 2,8 milliards de dollars en achat de médicaments. En fait`, nous sommes là aussi dans un rapport de 1 à 10 comparé aux pays de l’OCDE. La France dépense 800 dollars par habitant et par an en médicaments. La question est de savoir comment utiliser cette ressource rare ? Il est évident qu’il nous faudra établir un programme et des priorités dans le court, moyen et long termes. Sans ce programme nous subirons la pression des lobbies qui vous poussent à acheter non ce dont on a besoin, mais ce qu’ils ont à nous vendre !

Mais compte tenu de votre implication dans la politique de santé existe-t-il un état des lieux chiffré du parc médical à travers le territoire national ? Vous-même vous avez évoqué le cas des équipements toujours sous emballage de l’hôpital de Bab-El-Oued. A Constantine comme ailleurs, des équipements n’ont jamais servi et sont à jamais perdus comme les 12 microscopes électroniques achetés dans les années 1980 et jamais mis en service...
A ma connaissance non. Au contraire, on se met de nouveau à acheter beaucoup d’équipements dont certains restent dans leur emballage pendant des semaines, voire des mois. C’est le même syndrome que dans les années 1980 : on a de l’argent, on se fait plaisir et on achète ce qu’il y de mieux et de plus cher. Il faudra poser cette question au ministère de la Santé. Dans les années 1990, le gouvernement avait décidé d’un commun accord avec la Sécurité sociale, pour mettre fin au transfert de malades à l’étranger, de financer l’achat d’équipements pour permettre à des équipes nationales, appuyées ou non par des spécialistes étrangers, de soigner sur place tous les malades. Ces équipements ont été installés, mais le transfert à l’étranger, même s’il a été réduit, n’est toujours pas supprimé, créant de fait un 3° secteur de soins. Nous ne savons pas à quoi ces équipements ont servi ! Voilà un bon cas d’étude sur cette politique d’importation d’équipements qu’il convient d’analyser, non pas pour dénoncer ou faire le procès de qui que ce soit, mais afin de nous interroger sur les raisons de cette gestion calamiteuse. Nous dépensons beaucoup d’argent, en particulier lorsque le prix du pétrole monte, sans une planification intelligente qui aurait donné plus de sens et de pertinence à ces dépenses. Il faut une politique plus rigoureuse et mieux adaptée à nos besoins et nos moyens, mais nous n’en sommes pas là.

C’est préoccupant…
Oui, parce que ça coûte cher et que ça aggrave les coûts de santé sans apporter le bénéfice attendu à la santé de la population. Le système fonctionne pour lui-même, pour acheter des équipements et payer des personnels alors que le malade y est devenu un intrus. Il ne sert à rien d’injecter autant d’agent dans un système en panne. Il faut d’abord le remettre en état de fonctionner et remettre le malade au centre des préoccupations du système de santé. Pour le moment, faute de hiérarchisation des priorités et d’objectifs sur lesquels on peut asseoir une politique nationale de santé, le système va poursuivre sa dérive.

Transition démographique couplée aux transformations épidémiologiques, y a-t-il une prise de conscience quant aux effets induits par cette évolution?
Les pouvoirs publics sont conscients qu’il y a problème et qu’il faut réfléchir aux solutions, mais la réflexion ne démarre pas. A mon avis, probablement parce que, encore une fois, le ministère de la Santé était l’otage de différents lobbies. Il y a eu quelques avancées du temps du professeur Aberkane pour aller vers une loi sanitaire nouvelle. C’est pourquoi, je dis qu’ aujourd’hui, nous devons réfléchir sur le devenir du système de santé et ouvrir un débat : où allons-nous et que voulons-nous faire ? Que les grands problèmes soient clairement posés. Nous sommes en transition épidémiologique et démographique. Nous allons au-devant de grosses difficultés. Les plus de 60 ans seront 10% de la population dans 20 ans, le taux de natalité est de nouveau en augmentation, si bien que la population infanto-juvénile (0-14 ans) constituera encore dans les 10 prochaines années plus de 25% de la population. La mortalité infantile est encore trop élevée, plus de 30 pour 1 000 naissances, ce n’est pas normal pour un pays comme l’Algérie. Près de 100 femmes sur 100 000 décèdent lors de l’accouchement : plus de 800 jeunes femmes par an meurent des suites de leurs couches. Or, la majorité de ces femmes sont jeunes et en bonne santé, et l’accouchement est, jusqu’à preuve du contraire, un phénomène physiologique et non une maladie !! C’est un problème grave de santé publique intolérable ! Mais il n’y a pas de voix assez fortes pour le dénoncer !! Par ailleurs, nous allons vers l’augmentation de fréquence du cancer, du diabète, des maladies métaboliques… Face à cela, les moyens ne suivent pas. Nous sommes aujourd’hui à 5% du PIB. Au mieux, si on prend conscience de la gravité de la situation, dans les années 2020, on va pousser le curseur jusqu’à 10% du PIB. On restera très bas par rapport aux dépenses de santé dans les pays du Nord. Il faut donc faire un état des lieux, des périls à venir afin de construire un vrai programme de santé pertinent et réaliste.

La santé des Algériens est confrontée aux conséquences non encore évaluées avec précision de la décennie noire (traumatismes divers), les affections post-traumatiques inhérentes aux accidents domestiques et de la route. Les statistiques sont tout simplement effrayantes. Qu’en pense le praticien d’expérience?
Grave et énorme question, car nous, Algériens, avons subi deux traumatismes majeurs : une guerre de Libération nationale particulièrement dévastatrice, mais au cours de laquelle l’ennemi était au moins clairement identifié et le combat avait un sens et partagé par tous, ce qui amoindrit un peu le traumatisme. Puis nous nous retrouvons dans une situation de guerre civile dont le sens et la violence restent hors de portée de la raison humaine, décuplant ainsi la profondeur du traumatisme. Entre les deux, les générations se chevauchent : la première garde des souvenirs enfouis de cette période et qui remontent à la surface à l’occasion de phénomènes de reviviscence créés par la guerre civile. La seconde est celle qui n’as pas vécu la guerre mais qui en a connaissance par la mémoire transgénérationnelle. Or, ces traumatismes de la guerre d’indépendance n’ont pas été pris en charge. Dans l’euphorie de l’indépendance, on a voulu tout oublier. Avec la décennie noire ou guerre civile, de nouveaux traumatismes plus violents frappent la société qui croyait en avoir fini avec la guerre et ses souffrances. Des lois amnistiantes ont été votées, leur bien-fondé est un autre débat, mais elles ne traitent pas les conséquences sociales, juridiques et médicales de ce stress post-traumatique collectif. La conséquence en est l’enracinement de la violence dans la société, dans le couple, à l’école, dans la rue. Partout elle devient le moyen «normal» de régler le moindre conflit. Il ne s’agit plus de cas isolés mais toute la population algérienne est concernée et le traitement doit être à la mesure du problème. Au plus haut niveau de l’Etat, il faut une prise de conscience de ce problème. Il existe, il est grave, il ne faut pas le mettre au placard. Il doit être pris en charge tant par des moyens médicaux que juridiques et sociaux. On pourra ainsi éviter que ces traumatismes, ce fardeau, ne soient transmis aux générations futures. Le personnel qualifié existe.

Trois millions d’hypertendus et autant de diabétiques, 50 000 cas de cancer par an, résurgence de certaines maladies de la pauvreté comme la tuberculose (15 000 cas à Oran) ou la peste. 50 ans après l’indépendance, est-ce là une réalité qui vous interpelle?
C’était prévisible comme pour toutes les sociétés préindustrielles qui sont passée trop vite à la modernité. Ceci s’est passé également dans les pays du Nord, mais sur une période bien plus longue — environ deux siècles. En Europe, la transition épidémiologique s’est achevée pratiquement à le fin du XIXe siècle et celle démographique a commencé après la Seconde Guerre mondiale. Chez nous, les transitions démographique et épidémiologique se sont produites simultanément et en un laps de temps très court. En moins de 50 ans. Après l’indépendance, l’effort s’était porté sur les maladies transmissibles. Dans les années 1960 et 70, beaucoup de choses donc ont été faites en matière de protection maternelle et infantile, la lutte contre le paludisme, le trachome, la tuberculose qui sévissaient à l’état endémique. L’amélioration de la nutrition et des conditions d’hygiène a contribué à l’éradication de ces pathologies, mais en même temps ont accéléré le passage aux pathologies non transmissibles si coûteuses à prendre en charge aujourd’hui. Nous sommes en retard pour ce qui est des infrastructures hospitalières : il y a 2 lits pour 1 000 habitants alors que le minimum est de 3. Mais c’est surtout le personnel paramédical qui est le grand oublié. Formation et infrastructures hospitalières peuvent être rattrapées rapidement mais avec une dépense nationale de santé qui ne va pas excéder dans le meilleur cas en 2020 500 ou 600 $ par habitant et par an, soit, encore une fois, le dixième de ce que dépenseront les pays du Nord. Comment assurer la prise en charge en même temps des problèmes de santé liés au sous-développement et à ceux qui augmentent en flèche, liés aux maladies non transmissibles ? Revenons au médicament dont la dépense par habitant est de moins de 80 $/an/habitant. Ce qui est à la fois peu et beaucoup. Je l’ai dit, c’est très peu comparativement à la moyenne de l’Europe, mais c’est beaucoup par rapport à la dépense nationale de santé (400 $). Un calcul rapide permet de découvrir que plus de 1/4 de ce qui est épargné par la communauté pour se soigner va dans les poches de l’industrie pharmaceutique !! Dans un pays comme la Nouvelle-Zélande, c’est moins de 7%, 12% pour le Royaume-Uni. Où va cet argent est une question cruciale à laquelle il est urgent de répondre.

Pénurie chronique et cherté encouragent le trafic des médicaments (on parle de plus de 10 milliards de produits contrefaits déversés sur l’Afrique). Quelle pourrait être la parade?
Honnêtement, je pense que l’Algérie n’est pas vraiment concernée grâce à un meilleur contrôle des importations de médicaments et au travail qu’assure le Laboratoire national. Le problème du médicament se pose différemment. Il s’agit pour nous de faire un meilleur usage de ces 80$ que nous consentons pour chaque Algérien au médicament en adaptant notre pratique industrielle, commerciale et médicale à nos priorités sanitaires. La question est comment soigner mieux et moins cher ?

Vu les énormes enjeux, la pression des lobbies du médicament est proportionnellement aussi forte et influe sur la prise de décision. Au plus haut niveau de l’Etat, l’on est amené à les dénoncer publiquement. On ne comprend pas comment l’Etat dans toute sa pérennité peut-il ainsi faire aveu d’impuissance?
Ecoutez, les lobbies existent partout, le problème est de les identifier, de situer leur influence réelle dans la prise de décision et de les contenir à la place que nous aurons décidé qu’ils occupent ! Pas plus. Encore une fois, si nous avions un programme national de santé, nous saurions quels médicaments prioritaires acheter et ainsi l’interférence de ces lobbies serait moins forte. Sans politique nationale claire et transparente dans ce domaine, ce sont ces lobbies qui feront la politique de la santé à notre place.

Pression, corruption?
Tout est lié. L’industrie pharmaceutique veut vendre ses produits, c’est normal.
Il nous appartient à nous de décider du médicament dont nous avons besoin et de nous interroger sur le pourquoi.
Il y a sur le marché tant de médicaments dont on n’a pas besoin.
Il faut une plus grande transparence dans la gestion et de plus fortes capacités de négociation de nos institutions face à l’industrie pharmaceutique.

Pourtant, l’ancien ministre de la Santé a dénoncé les pressions du lobby du médicament…
Ayant travaillé sur ce dossier, je ne m’exprimer qu’en qualité d’expert pour un point de vue rationnel. Il faut réduire la part des médicaments dans les dépenses de santé. On ne peut plus continuer comme ça, autrement on va se retrouver dans la même situation que le Maroc où la part des médicaments dans la DNS atteint 50%. Par ailleurs, il faut que l’on parvienne à définir nos besoins. L’OMS dit qu’avec 300 médicaments on peut soigner 90% de nos malades. Or, actuellement il y a plus de 5 000 spécialités sur le marché sur quelque 1 500 dénominations communes internationales sur la liste. Je dis qu’il y a problème. Nous sommes encore un pays relativement pauvre et nous devons être plus réalistes et plus pertinents dans nos dépenses. Il faut impliquer toutes les institutions pour encadrer les dépenses nationales de santé, et promouvoir une politique rationnelle et efficiente du médicament. Je pense que dans ce domaine plus que tout autre, une coopération régionale, à l’échelle du Maghreb ou mieux des 5+5, peut être réellement productive et mutuellement bénéfique.
Justement, quels sont les échos à votre appel pour un débat national sur la politique de la santé publique?
Je n’ai aucune influence sur la politique de la santé n’étant qu’un praticien dans le secteur libéral dans mon pays et membre d’un think-tank méditerranéen sur les problèmes de santé à l’étranger. Ne dit-on pas que nul n’est prophète en son pays ? A travers ce qu’on vient de dire, il faut se rendre à l’évidence que la problématique dépasse le simple cadre du médicament ou du cancer et soulève la question idéologique fondamentale de comment on va soigner et qui soigner ! Doit-on construire un système de santé, comme aux Etat-Unis par exemple, «hypermarché de la maladie», où chacun va se servir selon ses moyens ? Ou bien s’agit-il de construire un système national et solidaire basé sur les principes fondamentaux de solidarité nationale et d’équité. Aujourd’hui, nous sommes dans l’ambiguïté totale parce que vous avez un secteur privé qui se développe de façon anarchique tant sur la plan organisationnel que financier puisque les actes médicaux prodigués par le secteur privé ne sont pratiquement pas remboursés par la Sécurité sociale. Nous attendons l’application de la nouvelle nomenclature depuis 1987 !! Situation qui rend ce secteur de moins en moins accessible à la majorité de la population créant de fait un double système. Dans le discours officiel, c’est le secteur public qui a la charge d’assurer la couverture sanitaire de la population, mais en réalité, la crise profonde que vit ce secteur produit un transfert de plus en plus important d’actes de soins vers le secteur privé. Comme, encore une fois, ces actes ne sont pas remboursés par les assurances- maladie, la conséquence en est que la part des ménages dans les dépenses de santé est passée de 10% dans les années 1970 à plus de 40% aujourd’hui. Dans le budget des ménages, les dépenses de santé vont devenir de plus en plus lourdes au détriment de l’alimentation, l’habillement, l’éducation, les loisirs, etc. Il faut absolument que ce pourcentage descende en dessous de 15%. Les Algériens sont un peuple solidaire qui n’accepte pas que les riches soient soignés et les autres abandonnés à leur sort. La solidarité c’est le riche qui paye pour le pauvre comme le fort vient en aide au faible et ce n’est pas de la démagogie. Cela veut dire qu’il faut intégrer le secteur privé dans le système national de santé, qu’il soit tenu par un cahier des charges et encadré par des règles éthiques et morales à la hauteur de sa mission. En échange de quoi il doit bénéficier du système de financement par les assurances-maladie et participer activement à la décision. C’est ainsi qu’il pourra se développer au bénéfice de tous et reprendre la place qui doit être la sienne dans le cœur des Algériens ! Il est faux de croire que le secteur privé ne peut assurer un service public. Prenez l’exemple, l’eau qui coule dans vos robinets : elle est distribuée par un établissement privé tenu par des obligations de service public, clairement négociées et inscrites dans un cahier des charges. Je crois qu’il y a trop souvent confusion entre secteur public et service public !

Professeur Farid Chaoui, vous avez été dans le gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche chargé du dossier de réforme de la santé et de la Sécurité sociale. 20 ans après, avez-vous le sentiment du devoir accompli ou d’une mission inachevée du fait des bouleversements survenus à l’époque?
Quand M. Hamrouche m’avait fait appel, je faisais déjà partie d’un groupe informel au niveau de la présidence de la République aux côtés d’une équipe pluridisciplinaire dont de brillants économistes et des sociologues. J’ai été son conseiller sur le dossier de la santé et de la Sécurité sociale chargé de préparer le système de santé aux évolutions que le pays allaient connaître, c’est-à-dire sortir de l’économie planifiée pour aller à l’économie libérale. Le Premier ministre insistait à ne pas sacrifier le social et souhaitait que la santé puisse trouver la place qui doit être la sienne, dans la nouvelle politique économique et sociale du pays, au même titre que l’éducation ou la culture. On avait travaillé le plus largement possible avec les partenaires sociaux dont les personnels de la santé et les associations d’usagers pour explorer les moyens à mettre en place pour le nouveau système de santé.

Qu’en reste-t-il aujourd’hui?
Rien. Le projet a été purement et simplement enterré. Il y a eu aussi le FMI qui ne trouvait pas à son goût nos projets et a imposé des ajustements structurels que l’on sait. Les gouvernements successifs étaient peut-être sensibles à ce dossier, mais rien n’a été fait. Aujourd’hui, les choses sont plus compliquées.

En colère?
Oui, quand je vois la détresse des malades. Mais l’on doit néanmoins rester optimistes parce que nous avons des médecins compétents en quantité et en qualité. Il y a, certes, des insuffisances et des lacunes, mais que l’on peut rattraper par des enseignements post-universitaires, etc. Nous possédons beaucoup d’infrastructures sanitaires parfois neuves, mais vides ! Ce qui manque encore une fois, c’est une vraie politique de santé qui ne se résume pas aux soins : car il ne faut pas perdre de vue que l’on parle santé et non pas seulement soins : le système de soins c’est ce qu’il y a en bout de chaîne, lorsqu’on est malade, la santé est un domaine plurisectoriel qui fait intervenir le logement, l’eau, l’éducation, les loisirs… Un programme de santé doit en tenir compte et un ministère de la Santé devrait être le chef d’orchestre qui coordonne toutes les actions influant directement ou indirectement sur la santé des citoyens.

Comparativement à la plupart de vos collègues, vous avez fait un aller-retour de la société civile à la société politique. Vous êtes très actif et présent dans diverses manifestions touchant au domaine de la santé. Est-ce là pour vous le moyen de faire pression sur les pouvoirs publics?
Un combat personnel ? J’étais longtemps médecin hospitalo-universitaire. Lorsque le dossier des réformes fut clos, j’ai compris que le système de santé risquait d’aller au- devant de difficultés majeures car je me rendais compte que manifestement les moyens allaient manquer et que sa gestion allait se dégrader. J’ai alors décidé de quitter l’hôpital pour me placer dans les conditions d’exercer mon métier et de servir les malades du mieux que je pouvais par mes propres moyens. Cette expérience dans le secteur privé m’a énormément appris et servi à mieux connaître les problèmes de santé de la population. Cela m’a permis d’arriver à la conclusion qu’il faut rassembler les efforts du privé et du public, car aucun d’eux ne pourra, seul, faire face à une situation aussi complexe. Mon activité de praticien gastro-entérologue ne me suffit pas. Oui, je me sens interpellé quand je vois la détresse d’un jeune homme ou d’une jeune fille de 18 ans atteint de la maladie de Crohn qui ne peut pas accéder aux médicaments pour son traitement, ou parfois n’est pas couvert par l’assurance-maladie pour se faire rembourser les frais importants médicaux. J’ai compris à travers ce type de situation que ma seule activité de praticien ne suffit pas pour aider ces malades, et qu’il faut pour les aider saisir et poser les vrais problèmes. Qu’il faut se battre à d’autres niveaux.

Compte tenu de ce qui précède, voulez-vous conclure cet entretien par une note d’optimisme ou bien préférez-vous vous inscrire dans le possible et le raisonnable?
Il faut s’inscrire dans les deux : s’inscrire dans le raisonnable pour rendre le raisonnable possible.




NB/ Le professeur Farid Chaoui est membre de Ipemed (Institut de prospective économique du monde méditerranéen) et président de l’AGELA (Association des gastro-entérologues libéraux de l’Algérois).

Source : Le Soir d'Algérie  / 18 novembre 2012
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