E-Commerce en Afrique, une filière prometteuse

Lundi 12 Octobre 2015
Alain Ducass, expert international de la transformation numérique de l'Afrique
Article publié dans CIO MAG, juillet/août 2015

«Une bonne idée ne vient jamais seule ». Ce dicton se vérifie à nouveau en cette année 2015, où plusieurs acteurs étudient séparément l’émergence du commerce électronique en Afrique. Cet article apporte un éclairage sur les moyens les plus utilisés en Afrique. Même si beaucoup reste à faire encore, la relative progression est à mettre au profit de « l’amélioration de la connectivité el la large diffusion des téléphones mobiles et des réseaux sociaux, sans compter la croissance des applications et des plateformes », selon le CNUCED.

En effet, la CNUCED a choisi ce thème pou l'édition de 2015 de son rapport annuel consacré à l’économie de l'information1. Le partenariat de Deauville a validé un projet opéré par le Centre de Commerce International, financé par la Banque mondiale pour développer l'accès des PME marocaines, tunisiennes et jordaniennes au places de marché virtuelles2.

Enfin l’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (IPEMED)3 conduit une étude sur le commerce électronique au Maroc, en Tunisie, au Sénégal et en Côte d'Ivoire, à partir de travaux qui m’ont été confiés, et dont voici un premier aperçu, bien qu'ils ne soient pas encore validés.

C'est en 1994 que le commerce électronique est apparu, avec la vente en ligne de « Ten Summoner's Tales », le quatrième album de Sting, paru début 1993.

Vingt ans plus tard, le commerce électronique se répand partout dans le monde, avec un volume estimé à 1500 milliards de dollars en 2014, selon eMarketer4, et une position encore marginale du Moyen-Orient et de l’Afrique. D'après la CNUCED, l’Afrique demeure en effet la région qui présente la plus faible pénétration du commerce électronique, avec environ 2,2% du commerce électronique mondial vers les particuliers en 2013.

Au sein de ce « e-commerce », comme disent les Anglais, la composante « m-commerce », c’est à dire effectuée à partir d'un terminal mobile, est estimée à 133 milliards de dollars en 2013, soit 10,6%, tandis que son taux de croissance est très élevé, et que sa contribution attendue en 2017 est de 516 milliards de dollars, dont presque la moitié venant d’Asie.

Achats en ligne, plus de 93 millions d'adeptes

S’agissant des quatre pays étudiés, Maroc, Tunisie, Sénégal et Côte d'Ivoire, il existe apparemment peu de données homogènes, couvrant le commerce électronique et ses trois piliers que sont le numérique, les paiements électroniques ainsi que la distribution. Pourtant des grandes entreprises ont partagé leurs données avec eMarketer qui estime aujourd'hui qu'en Afrique et au Moyen-Orient, le nombre d’acheteurs en ligne était de 93,6 millions en 2013, soient 7,1 % de la population, deux fois moins que la moyenne mondiale de 15,2%. Pour l’avenir, eMarketer estime que ce nombre passera à 170,6 millions en 2018, avec une croissance de 82%, très supérieure à la moyenne mondiale de 50%, du fait notamment de la croissance de la population, significativement plus forte en Afrique qu’ailleurs.

Sans nous étendre sur le commerce électronique et ses différentes formes, nous nous attacherons ici à examiner les moyens de paiement qu'utilisent actuellement les Africains lorsqu'ils achètent en ligne des produits ou des services.

Selon la Banque africaine de développement, moins de 25% des Africains ont accès aux services financiers. Cette analyse fait habituellement appel à la notion de taux de bancarisation qui n'est pas, à juste raison reprise par la CNUCED6. En effet, le développement des technologies de l’information fait aujourd’hui émerger deux types d’inclusion financière à savoir l’inclusion bancaire pour ceux qui ont accès à un compte en banque et l’inclusion digitale pour ceux qui recourent à d’autres moyens comme le mobile money proposé par les opérateurs de télécommunication, ou comme les comptes de microcrédit.

Une étude de Paypal sur le commerce électronique au Moyen-Orient7 montre que le paiement à la livraison y reste majoritaire (60% en 2015) même s'il est en forte diminution depuis 2012 (80%) au bénéfice des cartes bancaires (25 % en 2015 contre 15 % en 2012) et de Paypal (15 % en 2015 contre 5% en 2012).

S'agissant du m-banking, reprenons les propos de l’IDATE : « Les services financiers représentent un service phare sur mobile, avec le succès bien connu du service M-Pesa (maintenant utilisé par plus de 17 millions de personnes au Kenya notamment). Les grands opérateurs, MTN, Bharti Airtel, Orange, Vodafone (en partenariat avec Safaricom), Etisalat, Maroc Telecom, ont désormais lancé ce type de services sur leur foodprint. Développé initialement pour les transferts entre comptes, le service de paiement mobile a rapidement été étendu à d’autres services financiers : paiement des factures, paiement dans les points de vente, retrait d’argent dans les ATM. Sur ce marché en pleine croissance, les opérateurs ont déjà atteint des masses critiques : en juin 2013, neuf opérateurs mobiles disposaient de plus d’un million d’utilisateurs. Cependant, la concurrence s’intensifie entre opérateurs mais également avec l’arrivée de MVNO spécialisés sur ce service. Sous la pression concurrentielle, les opérateurs sont amenés à réviser leurs tarifs à la baisse et à étendre leur gamme de services : partenariat avec des banques et des sociétés d’assurance afin de proposer des services de comptes bancaires, de crédit, d’épargne et d’assurance ; services interopérables entre les filiales de pays limitrophes. De plus, le paiement mobile est le premier service ayant une valeur significative, représentant par exemple 18% des revenus de Safaricom en 2014 ».

Grandes disparités entre pays

Ces chiffres globaux étant posés, il reste à observer les importantes disparités entre les pays et notamment entre ceux d’Afrique du Nord où le taux de bancarisation est élevé et ceux d’Afrique sub-saharienne où le paiement par mobile est florissant.

Au Maroc, une plate-forme multicanal Fatourati9, permet à tout émetteur de créances ou fournisseur de produits ou services de diversifier ses canaux d'encaissement en les étendant à l'Internet, au guichets automatiques bancaires (GAB), aux téléphones mobiles dotés de service de paiement, aux centres d’appel et aux points de vente équipés de terminaux ad hoc. Une nouvelle loi bancaire n°103-12 relative aux établissements de crédit et organismes assimilés10 a été adoptée récemment. Elle vise explicitement les services de paiement liés au commerce électronique, et notamment « l’exécution d’opérations de paiement par tout moyen de communication à distance, à condition que l’opérateur agisse uniquement en qualité d’intermédiaire entre le payeur et le fournisseur de biens et services ». Ainsi, la Banque centrale a déjà autorisé trois plate-formes de monétique et cinq plates-formes de prestataires de service de paiement (PSP). .S'agissant de paiements par mobile (mobile money), ils sont autorisés depuis 2013 pourtant ils se développent peu puisque d’après le régulateur11, seulement 2% des marocains affirmaient avoir utilisé le service de m-paiement en 2012.

En Tunisie, deux principales pates-formes de paiement sont opérationnelles. La plate-forme « clicktopay »12 de la Société monétique tunisienne regrouperait actuellement 700 sites marchands et un total de 640 000 transactions provenant de 96 000 acheteurs dont 2/3 à partir de cartes locales et 1/3 à partir de cartes étrangères. La plate-forme e-Dinar13 de la Poste Tunisienne, revendique 320 commerçants affiliés et 5,3 millions de transactions, dont les retraits d’argent et les opérations des étudiants à l'université où son usage a été rendu obligatoire. Les paiements par mobile n’y sont pas encore autorisés mais un accord entre les banques et les opérateurs de télécommunication permet néanmoins aux Tunisiens d'effectuer des mouvements de leur compte bancaire par leur téléphone mobile (mobile banking). Cette situation devrait évoluer dès lors que les nouveaux statuts de la Banque centrale lui permettront de réguler les opérateurs de paiement par mobile qui n’entrent pas actuellement dans son champ de compétence. En Afrique de l'Ouest, il existe déjà une certaine intégration régionale dans le domaine financier par le biais de l'Union monétaire ouest africaine (UEMOA) qui dispose d'un cadre législatif commun et d’organismes communs comme la banque centrale des Etas d’Afrique de l'Ouest (BCEAO) qui joue un rôle de fédérateur et d'impulsion de l'interbancarité régionale. La gestion du système est assurée par les banques au travers de deux structures privées communes. Il s’agit tout d’abord du Groupement interbancaire Monétique de I'UEMOA (GIM-UEMOA), créé en 2003 pour assurer la gouvernance du système puis du Centre de Traitement Monétique Interbancaire de I'UEMOA (CTMI-UEMOA) crée en 2005 pour assurer la gestion des moyens techniques communs et rendre opérationnel le système afin de réduire les coûts et de garantir les qualités des produits. A l'issue de négociation avec les émetteurs internationaux ces derniers ont donné leur accord pour une acceptation mondiale de cartes bancaires régionales UEMOA si bien qu’il existe un écosystème vertueux réunissant les acteurs concernés. Au 3l décembre 2013, le GIM-UEMOA avait agréé cent huit (108) établissements bancaires pour délivrer des cartes bancaires, avec les résultats ci-dessous :

Voir ci-dessous l'image "Tableau l : Répartition des transactions par carte bancaire en 201 3 dans la zone UEMOA" 

S’agissant des paiements par mobile, nous disposons de quelques données intéressantes par pays.

Au Sénégal, le taux de bancarisation14 était de 16,40 % en décembre 201415. À côté des banques traditionnelles, on retrouve une pléiade d'institution de microfinance (ou système financier décentralisé, SFD) qui répondent. aux besoins en financement de 16,21% de la population non bancarisée16, ce qui en fait un mode non négligeable d’accès aux services financiers. En 2013, on dénombrait 18 banques pour 383 institutions de microfinance situées principalement à Dakar et à Thiès17. Profitant du boom de la téléphonie mobile, le mobile banking s'installe progressivement dans le pays grâce au services financiers innovants proposés par les opérateurs de téléphonie mobile, les banques commerciales, les SFD, les émetteurs de monnaie électronique non bancaires, etc. Les solutions sont nationales et régionales pour certaines avec des grands noms comme Yobantel, Orange Money, Tigo cash, Mobile Cash, W@ri, Joni-Joni. En termes de résultats, il y avait environ 1 500 000 clients enregistrés avec un compte mobile en mars 201418, ce qui est encore faible par rapport aux 14 millions d'habitants du pays.

Voir ci-dessous l'image "Tableau 2 : Utilisation de la monnaie électronique sur téléphone mobile en Côte d’ivoire"

En Côte d'Ivoire, le taux de bancarisation20 était de 16,49% en 2014, contre 7,35% en 2009. D'autres solutions que les transactions bancaires sont identifiées en Côte d'Ivoire, ainsi qu'il ressort d'une étude menée dans le cadre du « Partenariat pour l'inclusion financière » qui est une initiative conjointe de I'IFC et de la « MasterCard Foundation » pour développer la microfinance et promouvoir les services financiers mobiles en Afrique sub-saharienne. Il apparaît là aussi que le taux de bancarisation n’est pas représentatif de l'inclusion financière sachant que les Ivoiriens disposent de 6,17 millions de comptes financiers sur mobile (mobile banking), de 2,81 millions de comptes bancaires et de 1,30 millions de comptes de microcrédit. La Côte d'ivoire est également active en matière paiement et d'accès aux comptes bancaires par mobile avec des services comme Mobile Money, e-Tranzact, W@ri, et des acteurs comme Ekobank et Paypal. Les quelques 2 millions d'utilisateurs de services financiers mobiles en Côte d'Ivoire ont effectué environ 66 millions de transactions pour un montant de 1 300 milliards de francs CFA soit près de deux milliards d’euros mais à y regarder de plus près, il apparaît qu’en dehors de l’achat de minutes téléphoniques, et du paiement des factures, le mobile money sert assez peu aux paiements.

S’agissant des autres pays, on y trouve d'une part des acteurs spécialisés comme Visa, Mastercard et Paypal, de seconde part des opérateurs de téléphonie mobile, de troisième part des banques, de plus en plus multinationales panafricaines. En fait, ce sont surtout les accords entre ces différents acteurs qui permettent d’offrir des services de paiement électroniques performants aux Africains.

Dès lors qu’elle sera publiée, l’étude de I’IPEMED apportera des informations plus détaillées sur l’évolution des paiements électroniques en vue du commerce électronique en Afrique.


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1. http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/ier2015_en.pdf
2. www.worldbank.org/projects/P143929/virtual-market-place-mena-sme-export-development ?lang=en
3. www.ipemed.coop
4. Source = eMarketer, juillet 2014. Worldwide e-commerce to increase nearly 20% in 2014.
5. Keira McDermott, Payvision, Key Business Drivers and Opportunities in cross-borders e-commerce
6. La possession d’un compte en banque ne doit pas forcément se rapporter au nombre d’habitants en âge de posséder légalement un tel compte voire au nombre de familles.
7. Paypal insights e-commerce in the Middle East September 2013, 2012-2015. http://static.wamda.com/web/uploads/resources/24-09-2013_FINAL-low_res.pdf
8. www.idate.org/en/News/DigiWorld-Yearbook-Africa-and-the-Middle-East_900.html
9. Dossier de presse en ligne : www.maroctelecommerce.com/docs/cp.pdf
10. Loi publiée en arabe au Bulletin officiel du 22 janvier 2015 et en français au Bulletin officiel n°6340 du 5 mars 2015. https://ribh.files.wordpress.com/2015/03/loi_nc2b0_103-12_vf_ribh-cover.pdf
11. ANRT, Rapport annuel 2013, p.57. www.anrt.ma/sites/default/files/Ra_Annuel_Anrt2013.pdf
12. www.clicktopay.com.tn
13. www.e-dinar.poste.tn/fr/index.htm
14. Calculé sur la base de la population de plus de 15 ans hors les comptes ouverts dans les systèmes financiers décentralisés, les émetteurs de monnaie électronique et les services financiers postaux.
15. www.bceao.int/IMG/pdf/note_d_information_4e_trimestre_2014.pdf
16. http://drs-sfd.gouv.sn/sitedrs/documents/Publications/Situation_T4_2014.pdf
17. www.cespi.it/AFRICA-4FON/wp4%20BAYE.pdf
18. http://uncdf.org/sites/default/files/Documents/senegal_french.pdf
19. Aperçu des données sur la monnaie électronique des services financiers mobiles de Côte d’ivoire. www.agenceecofin.com/monetique/1411-24320-le-marche-de-mobile-money-de-cote-d-ivoire-connait-un-developpement-parmi-les-plus-rapides-dans-le-monde
20. Calculé sur la base de la population de plus de 15 ans hors les comptes ouverts dans les systèmes financiers décentralisés, les émetteurs de monnaie électronique et les services financiers postaux.
21. www.bceao.int/IMG/pdf/note_d_information_4e_trimestre_2014.pdf
22. Susie Lonie, Meritxell Martinez, et Rita Oulai, International Finance corporation (IFC) aperçu des données sur la monnaie électronique des services financiers mobiles de Côte d’ivoire.
23. Ceci ne permet pas de calculer le taux de bancarisation puisque certaines personnes ont plusieurs comptes.
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