Le numérique à l’appui du financement des activités en Afrique

Vendredi 06 Novembre 2015
Alain Ducass, international expert on African digital transformation
Article paru dans La revue Analyse financière éditée par la Société française des analystes financiers (SFAF ) (édition n°57) datée du mois d’octobre- décembre 2015


On trouve aujourd'hui six types d’acteurs actifs dans le monde de la finance numérique. L’étude en cours de réalisation menée pour le compte de l’Institut de prospective du monde méditerranéen (IPEMED), qui sera communiquée d’ici fin 2015, fournit des données portant sur la Côte d’Ivoire, le Maroc, la Tunisie et le Sénégal. Les conclusions devraient apporter des informations sur l’évolution des rapports de force entre les acteurs.

Selon la Banque Africaine de Développement, moins de 25 % des Africains ont accès aux services financiers. Cette analyse fait habituellement appel à la notion de taux de bancarisation qui n’est pas, et à juste raison, reprise par la Cnuced (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) car la possession d’un compte en banque ne doit pas forcément se rapporter aux nombres d’habitants mais au nombre d’habitants en âge de posséder légalement un tel compte, voire au nombre de familles. Par ailleurs, le développement des technologies de l’information fait aujourd’hui émerger deux types d’inclusion financière à savoir l’inclusion bancaire pour ceux qui ont accès à un compte en banque et l’inclusion digitale pour ceux qui recourent à d’autres moyens comme le mobile money proposé par les opérateurs de télécommunication d’Afrique subsaharienne ou les comptes de microcrédit proposés par le Système financier décentralisé (SFD).

À partir d’une étude en cours pour le compte de l’IPEMED1, nous avons étudié les paiements effectués pour le commerce électronique dans quatre pays africains : le Maroc, la Tunisie, le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Une étude de Paypal sur le commerce électronique au Moyen-Orient2 montre que le paiement à la livraison y reste majoritaire (60 % en 2015) même s’il est en forte diminution depuis 2012 (80 %) au bénéfice des cartes bancaires (25 % en 2015 contre 15 % en 2012) et de Paypal (15 % en 2015 contre 5 % en 2012).

S’agissant du m-banking, reprenons les propos de l’Idate (Institut de l’audiovisuel et des télécoms en Europe)3 : « Les services financiers représentent un service phare sur mobile, avec le succès bien connu du service M-Pesa (maintenant utilisé par plus de 17 millions de personnes, au Kenya notamment). Les grands opérateurs, MTN, Bharti Airtel, Orange, Vodafone (en partenariat avec Safaricom), Etisalat, Maroc Telecom, ont désormais lancé ce type de services sur leur footprint. Développé initialement pour le transfert entre comptes, le service de paiement mobile a rapidement été étendu à d’autres services financiers : paiement de factures, paiement dans les points de vente, retrait d’argent dans les ATM. Sur ce marché en pleine croissance, les opérateurs ont déjà atteint des masses critiques : en juin 2013, neuf opérateurs mobiles disposaient de plus d’un million d’utilisateurs. Cependant, la concurrence s’intensifie, entre opérateurs mais également avec l’arrivée de MVNO (Mobile Virtual Network Operator) spécialisés sur ce service. Sous la pression concurrentielle, les opérateurs sont amenés à réviser leurs tarifs à la baisse et à étendre leur gamme de services : partenariat avec des banques et des sociétés d’assurance afin de proposer des services de comptes bancaires, de crédit, d’épargne et d’assurance ; services interopérables entre les filiales de pays limitrophes. De plus, le paiement mobile est le premier service ayant une valeur significative, représentant par exemple 18 % des revenus de Safaricom en 2014. »

Ces chiffres globaux étant posés, il reste à observer les importantes disparités entre les pays, notamment entre ceux d’Afrique du Nord où le taux de bancarisation est élevé et ceux d’Afrique subsaharienne où le paiement par mobile est florissant.

Au Maroc

Une plate-forme multicanal, Fatourati4, permet à tout émetteur de créances ou fournisseur de produits ou services de diversifier ses canaux d’encaissement en les étendant à l’Internet, aux guichets automatiques bancaires (GAB), aux téléphones mobiles dotés de service de paiement, aux centres d’appel et aux points de vente équipés de terminaux ad hoc. Une nouvelle loi bancaire n° 103-12 relative aux établissements de crédit et organismes assimilés5 a été adoptée récemment. Elle vise explicitement les services de paiement liés au commerce électronique, et notamment « l’exécution d’opérations de paiement par tout moyen de communication à distance, à condition que l’opérateur agisse uniquement en qualité d’intermédiaire entre le payeur et le fournisseur de biens et services ». Ainsi, la Banque centrale a déjà autorisé trois plates-formes de monétique et cinq plates-formes de prestataires de services de paiement (PSP). S’agissant des paiements par mobile (mobile money), ils sont autorisés depuis 2013 mais ils se développent peu puisque d’après le régulateur6, seulement 2 % des marocains affirmaient avoir utilisé le service de m-payment en 2012.

En Tunisie

Deux principales plates-formes de paiement sont opérationnelles. La plate-forme clicktopay7 de la Société monétique tunisienne regrouperait actuellement 700 sites marchands et un total de 640 000 transactions provenant de 96 000 acheteurs dont deux tiers à partir de cartes locales et un tiers à partir de cartes étrangères. La plate-forme e-Dinar8 de la Poste Tunisienne, revendique 320 commerçants affiliés et 5,3 millions de transactions dont les retraits d’argent et les opérations des étudiants à l’université où son usage a été rendu obligatoire. Les paiements par mobile n’y sont pas encore autorisés mais un accord entre les banques et les opérateurs de télécommunication permet néanmoins aux Tunisiens d’effectuer des mouvements de leur compte bancaire par leur téléphone mobile (Mobile banking). Cette situation devrait évoluer dès lors que les nouveaux statuts de la Banque centrale lui permettront de réguler les prestataires de services de paiement en incluant certains opérateurs de paiement par mobile qui n’entrent pas actuellement dans son champ de compétence.

Au Sénégal

Il existe déjà une certaine intégration régionale dans le domaine financier par le biais de l’Union monétaire Ouest africaine (UEMOA) qui dispose d’un cadre législatif commun et d’organismes communs comme la banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) qui joue un rôle de fédérateur et d'impulsion de l'interbancarité régionale (voir à ce sujet l'article de O. Sow p. 56). La gestion du système est assurée par les banques au travers de deux structures privées communes. Il s’agit tout d’abord du Groupement interbancaire monétique de l'UEMOA (GIM-UEMOA), créé en 2003 pour assurer la gouvernance du système puis du Centre de traitement monétique interbancaire de l'UEMOA (CTMI-UEMOA) crée en 2005 pour assurer la gestion des moyens techniques communs et rendre opérationnel le système afin de réduire les coûts et de garantir les qualités des produits. À l’issue de négociation avec les émetteurs internationaux, ces derniers ont donné leur accord pour une acceptation mondiale de cartes bancaires régionales UEMOA si bien qu’il existe un écosystème vertueux réunissant les acteurs concernés. Au 31 décembre 2013, le GIM UEMOA avait agréé cent huit (108) établissements bancaires pour délivrer des cartes bancaires, avec les résultats ci-dessus (tableaux 1 et 2).

Voir image ci-dessous : tableaux 1 et 2

S’agissant des paiements par mobile, nous disposons de quelques données intéressantes par pays, notamment au Sénégal où le taux de bancarisation9 était de 16,40 % en décembre 201410. À côté des banques traditionnelles, on retrouve une pléiade d’institution de microfinance (ou système financier décentralisé, SFD) qui répondent aux besoins en financement de 16,21 % de la population non bancarisée11, ce qui en fait un mode non négligeable d’accès aux services financiers. En 2013, on dénombrait 18 banques pour 383 institutions de microfinance situées principalement à Dakar et à Thiès12. Profitant du boom de la téléphonie mobile, le mobile banking s’installe progressivement dans le pays grâce aux services financiers innovants proposés par les opérateurs de téléphonie mobile, les banques commerciales, les SFD, les émetteurs de monnaie électronique non bancaires, etc. Les solutions sont nationales et régionales pour certaines avec des grands noms comme Yobantel, Orange Money, Tigo cash, Mobile Cash, W@ri, Joni-Joni. En termes de résultats, il y avait environ 1 500 000 clients enregistrés avec un compte mobile en mars 201413, ce qui est encore faible par rapport aux 14 millions d’habitants du pays.

Voir image ci-dessous : tableau 3

En Côte d’Ivoire

Le taux de bancarisation15 était de 16,49 %16 en 2014, contre 7,35 % en 2009. D’autres solutions que les transactions bancaires sont identifiées en Côte d’Ivoire, comme le montre une étude menée dans le cadre du « Partenariat pour l’Inclusion Financière »17 qui est une initiative conjointe de l’IFC et de la MasterCard Foundation pour développer la microfinance et promouvoir les services financiers mobiles en Afrique subsaharienne. Il apparaît là aussi que le taux de bancarisation n’est pas représentatif de l’inclusion financière sachant que les Ivoiriens disposent de 6,17 millions de comptes financiers sur mobile (mobile banking), de 2,81 millions de comptes bancaires 18 et de 1,30 millions de comptes de microcrédit. La Côte d’Ivoire est également active en matière paiement et d’accès aux comptes bancaires par mobile avec des services comme Mobile Money, e-Tranzact, W@ri, et des acteurs comme Ekobank et Paypal. Les quelque 2 millions d'utilisateurs de services financiers mobiles en Côte d’Ivoire ont effectué environ 66 millions de transactions pour un montant de 1 300 milliards de francs CFA, soit près de deux milliards d’euros mais à y regarder de plus près, il apparaît qu’en dehors de l’achat de minutes téléphoniques et du paiement des factures, le mobile money sert assez peu aux paiements.

Qui sont les autres acteurs ?

On trouve six types d’acteurs actifs dans le monde de la finance numérique africaine :
- les banques restent premières avec leurs émanations nationales (CMI et SMT) ou régionales (GIM UEMOA) et leurs partenaires internationaux comme Visa et Mastercard ;
- elles sont talonnées par des opérateurs de téléphonie mobile avec leurs systèmes de mobile money, qui tardent cependant à être interopérables entre eux ;
- les Postes commencent à émerger, en Tunisie, au Maroc, au Sénégal avec des marchés captifs imposés par les gouvernements qui cherchent à diversifier les activités de leur opérateur postal ;
- les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) profitent de leur somme immense d’informations sur les clients pour se lancer dans l’e-finance ;
- les cybercriminels y voient un nouveau terrain pour blanchir ou détourner de l’argent ;
- les gouvernements et leur Banque centrale s’emploient à réguler le système.


Il est probable que les mois à venir apporteront des informations nouvelles traduisant l’évolution du rapport de forces entre ces acteurs. D’ores et déjà, l’étude de l’IPEMED, qui sera vraisemblablement publiée à fin 2015, fournira des informations plus détaillées sur les paiements électroniques utilisés dans le commerce électronique en Afrique.


Sur l’auteur :
Alain Ducass a travaillé 40 années dans la haute fonction publique française. Il l’a quittée en 2014 pour créer son entreprise de conseil (www.ernegeTIC.fr) et mettre ses talents au service de l’Afrique qu’il connaît bien et qu’il apprécie ainsi que des entreprises du secteur numérique souhaitant s’y implanter. Expert international, il dispose d’une triple expérience sur chacun des trois piliers de cette transformation : la connectivité, le développement économique et la gouvernance numérique. Le secteur de “l’e-finance” n’échappe pas à son analyse où il voit actuellement s’affronter six types d’acteurs sur le continent africain. Alain Ducass est ingénieur, diplômé de l’École polytechnique de Paris.


Notes :
(1) Af www.ipemed.coop - Institut de prospective économique du monde méditerranéen.
(2) PayPal Insights e-commerce in the Middle East September 2013 2012-2015.
http://static.wamda.com/web/uploads/resources/24-09-2013_FINAL-low_res.pdf
(3) www.idate.org/en/News/DigiWorld-Yearbook-Africa-and-the-Middle-East_900.html
(4) Dossier de presse en ligne : http://www.maroctelecommerce.com/docs/cp.pdf
(5) Loi publiée en arabe au Bulletin officiel du 22 janvier 2015 et en français au Bulletin officiel n° 6340 du 5 mars 2015 https://ribh.files.wordpress.com/2015/03/loi_nc2b0_103-12_vf_ribh-cover.pdf
(6) ANRT, Rapport annuel 2013, p. 57. www.anrt.ma/sites/default/files/Ra_Annuel_Anrt2013.pdf
(7) www.clictopay.com.tn
(8) www.e-dinar.poste.tn/fr/index.htm
(9) Calculé sur la base de la population de plus de 15 ans, hors les comptes ouverts dans les systèmes financiers décentralisés, les émetteurs de monnaie électronique et les services financiers postaux.
(10) www.bceao.int/IMG/pdf/note_d_information_4e_trimestre_2014.pdf
(11) http://drs-sfd.gouv.sn/sitedrs/documents/Publications/Situation_T4_2014.pdf
(12) www.cespi.it/AFRICA-4FON/wp4%20BAYE.pdf
(13) http://uncdf.org/sites/default/files/Documents/senegal_french.pdf
(14) Aperçu de données sur la monnaie électronique des services financiers mobiles de Côte d’Ivoire. http://www.agenceecofin.com/monetique/1411-24320-le-marches-de-mobile-money-de-cote-d-ivoire-connait-un-developpement-parmi-les-plus-rapides-dans-le-monde
(15) Calculé sur la base de la population de plus de 15 ans, hors les comptes ouverts dans les systèmes financiers décentralisés, les émetteurs de monnaie électronique et les services financiers postaux.
(16) www.bceao.int/IMG/pdf/note_d_information_4e_trimestre_2014.pdf
(17) Susie Lonie, Meritxell Martinez, et Rita Oulai, International Finance Corporation (IFC), Aperçu de données sur la monnaie électronique des services financiers mobiles de Côte d’Ivoire.
(18) Ceci ne permet pas de calculer le taux de bancarisation puisque certaines personnes ont plusieurs comptes.
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