Télécommunications : régulation et développement industriel

La réflexion menée par l’IPEMED en 2007 cherche à analyser les problèmes soulevés par l’interdépendance entre les régulations dans le secteur des télécommunications et des communications électroniques dans les pays méditerranéens et le développement industriel, entendu au sens large (réseaux et contenus). Elle cherche également à analyser les questions-clés et à présenter des propositions pour favoriser le développement industriel des télécommunications entre les acteurs du Nord et du Sud de la Méditerranée.

La déclaration de Barcelone prévoyait d’encourager « l’accès des pays méditerranéens à la nouvelle société de l’information ». Dans le cadre de MEDA, le programme régional EUMEDIS visé à moderniser le cadre réglementaire des télécommunications en élaborant une stratégie gouvernementale euroméditerranéenne de la société de l’information. Le programme NAPT visé, lui, à favoriser le transfert de l’expérience européenne de régulation vers le Sud.

L'Europe a adopté un cadre réglementaire relativement précis, posant le problème d’une éventuelle rigidité trop forte de la régulation. Les Etats-Unis ont assoupli le leur, ce qui soulève le problème d'éventuelles distorsions à la concurrence. Ces questionnements s'imposent autour de deux thèmes majeurs:

1. le devenir des réseaux filaires face à l'irruption vraisemblablement incontournable de la fibre optique dans les réseaux de desserte des abonnés pour assurer l’accès élargi aux services multimédias : comment favoriser l'investissement dans ces réseaux?

2. 
la neutralité des réseaux face aux contenus ou services offerts sur le marché final: comment assurer à travers un raccordement unique la pluralité des contenus et services et donc favoriser leur développement?

Ce sont ces deux thèmes qu'aborde le rapport « Régulation et développement industriel des télécommunications autour de la Méditerranée » réalisé par Pierre Musso et Laurent Gille, en mettant en regard la situation des pays du Nord de la Méditerranée (France, Italie, Espagne notamment, Grèce, Portugal) et celle des pays du Sud ou de l'Est (Algérie, Tunisie, Maroc, Egypte et Turquie notamment).

La Commission européenne a souligné le rôle crucial des TIC dans la réalisation des objectifs de la stratégie de Lisbonne en matière de croissance et d’emploi. Ces objectifs ont été étayés par un cadre réglementaire européen pour les communications électroniques conçu pour stimuler la concurrence sur le marché, les investissements et l’innovation. Ce cadre a largement inspiré les régulations des pays méditerranéens, même si les dispositions en vigueur peuvent assez sensiblement différer d'un pays à l'autre.

Plusieurs tendances ont modifié en profondeur le paysage des télécommunications. D'une part, la délimitation des contenus, des services et des applications devient de plus en plus délicate tandis que les accès fixes et mobiles sont de plus en plus substitutifs. En même temps, certains marchés traditionnels ont arrivé à maturité et la concurrence pousse les acteurs à investir dans de nouvelles technologies pour offrir des services innovants basés sur la convergence entre les réseaux à haut débit, les médias audiovisuels et les dispositifs électroniques.
D'autre part, l'ouverture du secteur à de nouveaux acteurs a considérablement modifié son fonctionnement. Dans certains pays, les opérateurs historiques ont perdu en quelques années leur dominance, tandis que dans d'autres pays ils conservent une influence forte sur le marché. La régulation a parfois mal su s'adapter à ces changements de dominance, tandis que l'innovation technologique permettait de plus en plus la césure topologique et fonctionnelle des réseaux, en autorisant un partage d'infrastructures de plus en plus poussé, bien au-delà des mécanismes d'interconnexion exigés pour la terminaison d'appel : que ce soit le dégroupage de la boucle locale (sur toute sa longueur ou partiellement, sur les fonctions seulement passives ou bien aussi actives, etc.), le roaming domestique ou l'émergence d'opérateurs exerçant une fonction principale de distribution ou de groupage d'offres. La "virtualisation" des réseaux devient ainsi un enjeu réglementaire crucial : jusqu'où doit-on exiger le partage des réseaux, l'ouverture des services, la non discrimination des acteurs ?

En d'autres termes, la chaîne de valeur se fragmente à un moment où les marchés se globalisent. Les acteurs visent une intégration de plus en plus forte, directement ou par alliances industrielles, de façon à pouvoir offrir aux marchés des offres intégrées, dites "multiple play". Les régulateurs cherchent le maintien d'une certaine pression concurrentielle, en demandant l'ouverture de certaines ressources, en exigeant une certaine fragmentation de la chaîne de valeur pour limiter l'avantage concurrentiel de l'intégration, sans pour autant vouloir fragiliser le secteur. « Où doit-on mettre le curseur ? » entre fragmentation et intégration, telle est la question que chacun se pose, en sachant que les contextes nationaux peuvent conduire à des positionnements différents: les "maux" n'étant pas forcément identiques d'un pays à l'autre, les "remèdes" ne doivent pas l'être non plus.  

C'est dans ce contexte que se pose la question de la nature de la régulation qui est la mieux à même de favoriser au Sud de la Méditerranée le développement industriel des réseaux à haut débit et les nouveaux services multimédias.


Une régulation qui soit la plus à même de favoriser au Sud de la Méditerranée le développement industriel des réseaux à haut débit et les nouveaux services multimédias doit :

1) ne pas brimer les investissements, notamment ceux liés à la convergence télévision, téléphone et ordinateur, mais favorise également l'innovation dans un secteur où le progrès technologique va rester extrêmement vif ;

2) favoriser les investissements de l’industrie locale, notamment grâce à la création de pôles technologiques (clusters) et de groupes industriels champions ;

3) pousser vers l’unification du Maghreb. Il faudrait que cette régulation débouche sur une politique commune euroméditerranéenne ;

4) être autonome et avoir son mot à dire dans l’évolution des opérateurs historiques.


Les auteurs et le groupe d’experts ont identifié douze propositions concrètes permettant une meilleure régulation.

1. Créer une conférence euroméditerranéenne permanente des divers acteurs du secteur (opérateurs, industriels, régulateurs, centres de recherche, pouvoirs publics, associations de consommateurs…), appuyée sur les deux réseaux existants d’autorités de régulation des télécoms.
Il existe déjà deux réseaux de régulateurs, l’un arabe – le Réseau  des Régulateurs de la région arabe  - et l’autre francophone, Fratel, créé à Bamako en 2003. Ces divers réseaux de régulateurs pourraient être les animateurs de cette conférence euroméditerranéenne, ce qui favoriserait leur concertation, voire leur articulation. Les grands thèmes de cette conférence pourraient aussi être les deux questions évoquées dans ce rapport :
- quelle politique industrielle de moyen-long terme (7-12 ans) concernant les infrastructures, notamment l’avenir des réseaux filaires ? Et avec quelle vision prospective pour le secteur des télécommunications et des TIC ?
- quelle politique industrielle en matière de services et de contenus pour les TIC et le multimédia ? Avec quelle vision de long terme pour le développement des usages ?

2. Aider au renforcement des capacités d’expertise des autorités de régulation indépendantes.
L’objectif étant d’échanger les « bonnes pratiques » et de définir des préoccupations communes à tous les opérateurs du Nord et du Sud. La politique commune en matière de TIC passerait d’abord par la coopération de tous les régulateurs. Un des défis serait d’alléger la réglementation européenne et de l’adapter aux réalités des pays du Sud.

3. Envisager de nouveaux partenariats industriels entre opérateurs du Nord et du Sud de la Méditerranée, en dehors des prises de participation en capital, à l’occasion notamment des privatisations.
C’est sans doute à travers des partenariats industriels qu’il faut aider l’émergence de champions nationaux et maghrébins. N’y a-t-il pas des formes de « parrainages » d’entreprises à promouvoir, afin de favoriser de manière un peu systématique, sur le moyen terme, l’éclosion de champions nationaux ? Comment avoir une sorte de convergence stratégique dans ce secteur pour que l’un des objectifs soit l’émergence de champions nationaux ? Cela peut être complété par une politique d’aménagement du territoire, notamment.

Pour cela, il faudrait favoriser des partenariats industriels entre le Nord et Sud, investissant sur le long terme. Cela permettrait de ne plus travailler sur du court terme avec des contrats commerciaux traditionnels – et aiderait à l’émergence de champions nationaux ou maghrébins. Cela suppose :
- que les opérateurs d’infrastructure soient au service du petit tissu industriel et qu’éventuellement une régulation adéquate leur permette d'offrir de meilleurs prix ;
- que dans les appels d’offres, les partenaires valorisent ce qu’ils apportent, et l’inscrivent dans un cahier des charges précis établi sur le moyen terme.

4. Mettre en réseau les parcs technologiques existant dans les pays arabes, d’une part entre eux,  d’autre part avec ceux des pays du Nord de la Méditerranée.
Dans le cadre de cette mise en réseau, il serait nécessaire de favoriser les transferts de technologies et surtout développer des partenariats en matière de Recherche et Développement et d’innovation de services. Cette dernière apparaît de plus en plus cruciale dans l'économie en réseau qui se développe. Il est particulièrement important qu'elle se développe pour que les services qui seront proposés sur les réseaux de demain en Afrique et au Proche-Orient soient les plus appropriés possibles.

5. Développer un projet fédérateur fondé sur les TIC à dominante économique et fondé sur l’innovation de services, avec des partenaires privés, pour aider à fédérer les ressources des trois pays.
Ce grand projet fédérateur permettrait de recueillir les aides européennes et de fédérer les ressources privées des trois pays, et favoriserait des partenariats, essentiellement entre opérateurs privés, à la fois sur des choix technologiques et surtout sur des applications bien identifiées (avec des engagements de moyen / long terme). Ce projet permettrait également de dépasser fragmentation existante et les concurrences entre les marchés nationaux et favoriserait des réseaux d’échanges et de partenariats « horizontaux » (entre pays du Maghreb) et « verticaux » (Nord/Sud). Déjà, de son côté, la Banque mondiale essaie d’appuyer de telles initiatives qu’avait recherchées - sans succès pour l’instant -  certains pays arabes (Egypte, Jordanie, Maroc et Tunisie) au travers de « l’initiative d’Agadir ».

6. Rechercher une tarification domestique unifiée en téléphonie mobile, notamment un roaming gratuit, sur les divers pays du Sud.
Cela existe déjà sur la téléphonie fixe. Avec l’extension au mobile, une tarification préférentielle trans-Maghreb augmenterait la taille du marché, favoriserait les liens d’une part entre les pôles technologiques (ou les lieux où il y a de l’innovation soutenue) et d’autre part entre certaines zones transfrontalières.

7. Inciter au développement de normes techniques communes au Maghreb
Cela permettrait d’unifier les marchés, leur donner une taille critique plus grande, et favoriser l’émergence de groupes puissants industriels maghrébins. Autant que faire se peut, ces normes techniques devraient être homogènes à celles retenues par l'Europe.

8. Fédérer des échanges communautaires pour créer un espace culturel transnational au Sud et favoriser le développement d’une industrie des contenus.
Aujourd’hui, l’innovation technologique prend la forme du Web 2.0, qui permet de fédérer des échanges communautaires. De plus, des moyens d’autoproduction vont arriver sur le marché. On peut créer du contenu avec un téléphone portable et l’importer sur le Web. Les trois pays du Maghreb sont majoritairement équipés de ces outils. Les contenus autoproduits ne vont-ils pas créer un espace social, culturel et transnational maghrébin ? Certes cela se heurte encore aux considérations nationales et sécuritaires. Mais il pourrait être envisagé la formation de sortes de « eBay », "Dailymotion" ou prestataires similaires pour les trois pays (le Nord aidant aussi ces pays pour le réaliser), voire la numérisation des fonds culturels communs.

9. Accompagner le mouvement du Maghreb en direction de l’Afrique subsaharienne déjà amorcé en Tunisie et surtout au Maroc, par des partenariats renforcés entre opérateurs du Nord et du Sud.
Il s’agit de favoriser une « association verticale » gagnant/gagnant, entre Nord/Maghreb et Afrique subsaharienne, illustrant la stratégie globale dite des « quartiers d’orange » que cherche à favoriser l’IPEMED.

10. Rechercher des schémas alternatifs de relations contractuelles sur du moyen / long terme.
Il faudrait s’inscrire, non seulement dans une problématique d’appel d’offre international, mais tenter de développer une contractualisation à moyen terme. Une politique trop stricte d’appel d’offre casse les rythmes de croissance. Or l'économie numérique est de plus en plus une économie de coûts fixes qui suppose une certaine garantie de recettes récurrentes. Cela peut passer par un engagement de l’État qui va assurer la rémunération de prestations, à la fois de matériel et de soft, mais sur une longue durée. Chaque bailleur de fonds arrive avec des présupposés : les appels d'offre sont-ils bien dimensionnés, en volume et en durée ? Une concurrence trop atomisée ne favorise pas une consolidation industrielle rendue nécessaire pour affronter la concurrence internationale. Ces logiques ne permettent ni de consolider, ni de capitaliser . Dans les trois pays du Maghreb qui ont des États forts, une formule de type BOT pourrait parfois présenter des avantages, sur des marchés de niches par exemple. C’est l’administration qui informatise de proche en proche, qui a les recettes récurrentes. Il n’est pas normal que « les locaux » n’aient pas de prise à quelque niveau que ce soit. L’ouverture du marché, par exemple l’informatisation d’un grand service public, pourrait être l’occasion d’une politique industrielle et pourrait conforter telle petite offre pour la faire grandir afin qu’elle préfigure un fournisseur de services informatiques.

Il pourrait être intéressant d’organiser une rencontre pour trouver, au moins, le plus petit dénominateur commun des projets en cours de façon à permettre de lancer des appels d’offre internationaux communs par exemple pour les trois pays du Maghreb, qui permettraient d’avoir les mêmes applications et donc amener une entraide entre les trois pays (avec un tronc commun, et des adaptations selon les contextes nationaux).

11. Développer la connaissance approfondie des usages des TIC.
Il faudrait multiplier les enquêtes, développer ou renforcer les observatoires et constituer une véritable compétence d’analyse socio-économique des usages des TIC et des télécommunications.

12. Développer des formations et des écoles de haut niveau dans les télécommunications, de type ENST et INT (Institut National des Télécommunications) et créer ou renforcer les partenariats entre écoles et filières de formation de télécommunications au Nord et au Sud qui existent déjà.
Ne pas copier aveuglément la régulation du Nord, promouvoir des champions nationaux, développer des contenus locaux pouvant supporter le marché du haut-débit, ne signifie pas tourner le dos au Nord. C'est au contraire construire les partenariats de long terme entre Nord et Sud qui permettront le plus surement d'atteindre ces objectifs.


Pour mener à bien cette réflexion, un groupe de travail d’une dizaine d’experts, de chercheurs et des acteurs économiques du secteur des TIC, paritaire entre Nord et Sud de la Méditerranée,  a été constitué.

Ont fait partie du groupe de travail les acteurs et experts méditerranéens suivants :
Pierre Beckouche, Conseiller scientifique de l’IPEMED
Amina El Fatihi, ANRT Maroc,
Laurent Gille, Professeur à l’ENST Paris
Jean-Louis Guigou, Délégué général de l’IPEMED
Yamina Mathlouthi, chargée de recherche à l’IRMC
Mihoub Mezouaghi, économiste à l’AFD
Pierre Musso, Professeur à Rennes 2
Giuseppe Richeri, Professeur à l’Université de Lugano
Hedi Sraieb, consultant tunisien
Mohamed Tahar Hakimi, de l’ARPT, a présenté par écrit ses remarques et contributions

MUSSO Pierre

MUSSO Pierre

Expert Associé

Professeur Université Rennes et Télécom Paris Tech

Philosophe de formation, docteur en sciences politiques, professeur en Sciences de l'information et de la communication à Télécom ParisTech, ainsi qu'à l'université de Rennes II, et chercheur au LTCI, au LAS Université de Rennes 2 et associé au LIRE -ISH Université de Lyon II.

Il est titulaire de la chaire d'enseignement et de recherche "Modélisations des imaginaires, innovation et création", lancée en octobre 2010, portée par Télécom Paris-Tech et l'Université de Rennes 2