La valorisation des productions locales : vers un système alimentaire territorialisé dans le sud tunisien ?

Humeur n° -
Lundi 28 Novembre 2016 - Alia GANA et Irène CARPENTIER

Article rédigé à la suite de l'Atelier n°5 sur la sécurité alimentaire, organisé dans le cadre de la MEDCOP Climat, à Tanger, par l'IPEMED, Résolis, la Fondation ACM, l'ARF et Montpellier SupAgro / Chaire Unesco en Alimentations du Monde, auquel ont participé les deux auteures, Alia GANA et Irène CARPENTIER de l'IRMC. 

La valorisation des productions locales : vers un système alimentaire territorialisé dans le sud tunisien ?

Dans le sud tunisien, le système agricole se caractérise par la cohabitation d’une agriculture familiale oasienne ancienne, orientée vers la satisfaction des besoins alimentaires locaux, et de nouveaux espaces de production tournés sur le marché national et international : périmètres publics irrigués maraîchers, ou phoenicicole, et arido-culture complémentaire avec des activités d’élevage, bovin en particulier.

Les politiques de développement du sud tunisien, mises en place à l’indépendance, ont peu à peu marginalisé l’agriculture oasienne locale, au profit de nouveaux espaces productifs agricoles, et surtout de nouvelles activités économiques : le tourisme, et l’industrie. Ces investissements massifs pour la spécialisation dans des activités fortement consommatrices d’eau, de main d’œuvre et de terres, contribuent à la mise en concurrence dans l’accès aux ressources des espaces de productions et à de profondes transformations des conditions de pratiques de l’activité agricole. Ces processus consacrent la fragilisation des petits agriculteurs et favorisent la production agricole pour l’exportation, entraînant une remise en question du marché alimentaire historique local. Parallèlement à ses transformations de la production, les habitudes de consommation évoluent et se détournent des produits locaux. L’agriculture oasienne ne nourrit plus les villes du sud tunisien.

Cette transformation rapide et relativement brutale de l’organisation des systèmes alimentaires locaux et des modèles de production et de consommation a renforcé l’influence des produits industrialisés transformés, des marchés d’exportation, ainsi que des grands exploitants et entrepreneurs de la filière agro-alimentaire. Du côté des acteurs locaux et en particulier des petits exploitants et des consommateurs, ces dynamiques ont aussi favorisé l’émergence d’initiatives, pour le développement d’une agriculture innovante, plus respectueuse des besoins et des spécificités du territoire local. De nouveaux projets portés par une diversité d’acteurs - petits entrepreneurs, collectifs associatifs, groupements de producteurs- se mettent en place pour répondre au défi de la transformation des conditions de l’activité agricole. Ils visent à se positionner sur le marché de la valorisation des ressources territoriales locales, en mettant en circulation des produits locaux, en sensibilisant les consommateurs, ou en s’organisant collectivement pour renforcer les capacités des petits exploitants sur le marché local.

Dans ce texte, nous présentons les caractéristiques des projets identifiés lors des enquêtes de terrain effectuées à Gabes et Tozeur (sud tunisien), en avril et mai 2016, dans le cadre du « recensement des initiatives innovantes en matière d’alimentation durable et responsable ». Nous proposons également évaluer dans quelle mesure ces projets seraient susceptibles de contribuer au développement d’un système alimentaire territorialisé.

Sur le terrain, on observe une grande diversité de projets, tant du point de l’objectif affiché que du point de la forme qu’ils revêtent. Au delà de cette diversité, on observe aussi des tendances générales qui participent de nouvelles dynamiques dans les territoires locaux.

Tout d’abord, la transformation des produits est l’une des voies privilégiées par les entrepreneurs et collectifs associatifs pour mieux valoriser la commercialisation des produits agricoles. A Tozeur en particulier, la transformation des dattes en pâtisseries, miel, café avec les noyaux, sirops, jus,etc. a contribué à la création d’un certain nombre de petites entreprises, essentiellement féminines, parfois dans le cadre de programmes de soutien à l’entreprenariat féminin rural. Ces projets répondent à une demande locale de valorisation plus diversifiée et innovante des dattes, et trouvent leurs marchés dans l’évènementiel, en lien avec les demandes d’un tourisme aujourd’hui plus attentif à la valorisation des produits locaux.

La création de groupement de producteurs est aussi une des nouvelles stratégies mise en place pour remettre en cause les monopoles commerciaux, et organiser les filières agro-alimentaires. C’est le cas de la filière laitière dans l’oasis de Gabès, de la filière apicole -en plein développement-, ainsi que des dattes biologiques à Hazoua.

Enfin, des groupements, associatifs essentiellement, s’attachent à sensibiliser, vulgariser et promouvoir de nouvelles pratiques en matière de protection de l’environnement, d’alimentation et de production alimentaire locale. Ainsi, le traitement et recyclage des déchets, la maitrise des semences et intrants, la sensibilisation pour une alimentation biologique locale, font l’objet de nouveaux projets. Le centre de compostage des déchets des ménages dans la commune de Degache, mis en place dans le cadre d’un partenariat entre une association locale, la mairie et une coopérative italienne, est un exemple de valorisation des déchets alimentaires des familles et des déchets verts des agriculteurs. Il s’inscrit dans l’objectif d’une meilleure valorisation de l’ensemble de l’environnement oasien, notamment à travers la promotion d’un circuit court de recyclage. De même le programme « lait et dattes », évènement d’une semaine par an dans les écoles de Gabès, organisé par l’association de sauvegarde de l’oasis de Chenini (ASOC), vise à encourager les écoliers à consommer des produits locaux et frais plutôt que des produits industriels pour les goûters.

Cependant, il apparaît que ces initiatives innovantes de valorisation de l’alimentation locale et durable sont souvent pensées pour un public international. Les projets de labellisation ou l’agrotourisme sont par exemple essentiellement liés à une demande extérieure. C’est l’exemple du groupement de producteurs de Hazoua (Gouvernorat de Tozeur), qui produit des dattes labellisées « biodynamiques », ainsi que « fair trade » (Commerce équitable), et qui exporte l’ensemble de sa production sur les marchés du Golfe, européens et américains.

A Gabès, la filière biologique de grenades, un des seuls produits tunisiens labellisés de « produit de terroir », a connu des fortunes diverses. Mise en place dans le cadre d’un projet associatif, l’exportation des grenades biologiques a connu un certain nombre de difficultés, avec des problèmes de disponibilité des traitements biologiques, ou d’écoulement de la production. Les prix ne sont pas forcément compétitifs, et certains exploitants n’ont pas toujours les moyens de remplir les conditions des cahiers des charges et un suivi efficace. Cependant, la conversion en bio d’une centaine d’exploitants a permis la mise en place d’une dynamique collective malgré tout plutôt efficace pour faire face aux difficultés de commercialisation du produits.

A la suite de ce recensement d’initiatives, on constate que la labellisation est souvent mise en place pour se positionner sur des marchés de niches, et répondre à une demande extérieure. Le marché local, le territoire d’origine du produit n’est que peu stimulé, et les exigences des cahiers des charges excluent un certain nombre de petits producteurs du processus.

L’agrotourisme qui associe restauration locale et accueil dans les exploitations agricoles s’adresse là aussi à une clientèle internationale essentiellement, en visant un marché de niche, celui d’un agrotourisme capable de mieux valoriser les produits et recettes locales et traditionnelles. Les projets d’accueil des touristes restent inaccessibles à nombre de petits exploitants, incapables de répondre aux exigences du marché. Des restaurants sont créés, à Tozeur essentiellement, pour réhabiliter la cuisine ancienne et les produits locaux.

Ce rapide tour d’horizon des diverses initiatives et projets de valorisation des productions locales montre que l’émergence de systèmes alimentaires territorialisés (SAT) reste conditionnée par la capacité des porteurs de projets à investir de manière autonome et s’adapter aux besoins des consommateurs locaux ou extérieurs. Aujourd’hui, il semble que le marché extérieur est systématiquement privilégié par les entrepreneurs et groupements pour développer les filières agro-alimentaires biologiques ou alternatives, en raison du manque d’incitation et de soutien de la part des pouvoirs publics au niveau local pour ce type de produits. Le blocage principal pour l’émergence de SAT reste donc finalement administratif et politique, dans la mesure où les choix politiques vont souvent dans le sens d’une consolidation des grandes exploitations exportatrices, et que les démarches de labellisation ou d’obtention de statut légal restent des étapes d’une grande longueur et complexité administrative, qui représentent un obstacle infranchissable pour nombre de promoteurs. Il apparaît alors nécessaire de créer des synergies entre les différents acteurs, pour consolider le travail de sensibilisation des consommateurs, et mutualiser les ressources pour permettre aux producteurs d’innover et d’être compétitifs sur le marché, pendant que les institutions se doivent d’accompagner cette démarche.

La profusion d’initiatives et de projets - collectifs ou individuels-, prenant des formes entrepreneuriales ou coopératives, favorise l’ouverture d’un débat sur les systèmes de production et de consommation alimentaire et la prise de conscience des potentiels que représente une meilleure valorisation des produits locaux. Ce mouvement s’inscrit plus largement dans le cadre d’une réflexion et d’actions visant à promouvoir de nouveaux modèles de développement des territoires du sud tunisien et de gestion de leurs ressources. La compétitivité sur le marché, la sensibilisation aux problématiques environnementales, l’équité sociale dans la valorisation des productions sont autant d’enjeux auxquels sont confrontés producteurs et consommateurs et auxquels l’émergence de ces initiatives tentent d’apporter une réponse singulière.

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