La dimension géographique de la production industrielle, un facteur de « démondialisation »

Humeur n°238 -
Jeudi 22 Octobre 2020 - Jean-Louis GUIGOU, Fondateur de l'IPEMED

 

La dimension géographique
de la production industrielle,
un facteur
de « démondialisation »

 

Par Jean-Louis Guigou

 

La mondialisation des années 1980-2000 avait fait fi de la géographie et tout particulièrement de la proximité : aller vite, aller loin pour tirer le meilleur parti des avantages comparatifs mais avec le risque de trop exploiter la Nature, (déforestation) et de se délocaliser pour profiter des matières premières abondantes et de la main d’œuvre à bas coût… Ces temps sont révolus.

Le retour de la proximité géographique dans la politique industrielle (écosystème) s’explique par la double nécessité de recourir aux « économies externes » (ou « économies d’agglomération » d’Alfred Marshall) qui, elles, sont localisées et spécifiques ; et par ailleurs, de protéger des écosystèmes (circuit court, économie circulaire, économie des biens communs).

La concurrence économique mondiale, mais aussi les exigences environnementales, sont désormais si fortes que les chefs d’entreprise doivent puiser et enrichir à la fois :

- Les économies d’échelle internes dont ils ont la maîtrise et la responsabilité (rendement, production, coût, programmation, RSE …)

- Les économies externes dont ils bénéficient sans en avoir la responsabilité : formation de la main-d’œuvre, accès aux réseaux de transports (rail, route, ports, aérien), accès à l’énergie, à l’Internet, connexion avec la recherche publique, climat social, qualité de l’environnement, de l’eau, de l’air, culturel, stabilité politique, environnement juridique et administratif…

Ces économies externes sont produites localement et en priorité par la puissance publique mais de plus en plus la société civile locale y contribue en valorisant les biens communs (culture, qualité des paysages, qualité de l’air, cohésion sociale, etc…)

 

Dans ce contexte nouveau avec la montée en puissance de la Chine et des pays émergents, mais aussi avec les exigences environnementales, plusieurs tendances lourdes se dessinent qui redonnent à la géographie toute son importance.

  1. La mondialisation entraîne la spécialisation des territoires

Les économies externes sont produites localement par les élus, la puissance publique et la société civile (le monde syndical, culturel…).

Mais, comme chaque secteur (industrie mécanique, chimie, agriculture, banque…) a besoin d’économies externes spécifiques – notamment formation, recherche, administrations – il s’ensuit que la mondialisation entraîne la spécialisation des territoires.

D’où l’apparition d’écosystèmes, de districts industriels, de technopoles, de clusters (grappes d’entreprises) – la Silicon Valley, l’aéronautique à Toulouse, le souk des teinturiers à Marrakech, les dentelles de Calais ou les couteaux de Thiers, les berlingots de Carpentras et les fruits confis d’Apt relèvent de cette même nature. Tous les producteurs d’un même secteur se rassemblent géographiquement pour profiter au maximum des économies externes que génère leur proximité.

Voilà pourquoi, vouloir organiser une vingtaine d’écosystèmes en Europe avec des champions en s’appuyant sur les deux dynamiques prioritaires, le pacte vert (« green deal ») et la révolution numérique, offre enfin des ambitions historiques à l’Union européenne.

 

  1. La géographie des organisations prévaut sur la géographie des coûts

Cette idée a été exprimée par Pierre Veltz quand nous étions à la DATAR. (1997-2002) Désormais, ce n’est pas parce qu’un pays a en abondance, et à bas coût, du pétrole, de l’uranium, des matières premières et de la main d’œuvre bon marché (mais non formée) qu’il peut se développer.

 

De plus en plus, les facteurs de production ne sont plus donnés (matières premières, main-d’œuvre en abondance…) mais ils sont produits (instruction, recherche, innovation, organisation, intelligence artificielle …).

Le contenu intellectuel et scientifique (le soft) l’emporte sur le hard de la production.

L’organisation des industriels – au travers des écosystèmes, des districts, des clusters et des technopoles, associant recherche, formation, coopération, innovation – rassemble des facteurs de production immatériels qui prévalent sur le coût des matières premières et de l’énergie.

Il s’ensuit que l’incorporation des services dans la production manufacturière est croissante.

 

  1. Le compactage des chaînes de valeur entraîne la régionalisation de l’économie

L’OMC se désole de voir le déclin relatif du commerce mondial.

Certes la globalisation (mondialisation) ne disparaitra pas, mais la recherche de partenaires tous azimuts, sans se préoccuper des coûts sociaux, environnementaux et politiques ne peut plus être la seule option. Voilà pourquoi une nouvelle dynamique est à l’œuvre depuis une vingtaine d’années.

Le commerce international actuel se régionalise (se « démondialise ») au sein des trois grands ensembles intégrés que sont l’Union européenne, l’ASEAN (Chine plus pays du Sud-Est asiatique) et l’ALENA. (États-Unis, Canada, Mexique).                                .

 

Les chaînes de valeur mondiales (CVM) se contractent pour constituer des chaînes de valeur régionales (CVR).

Ce compactage des chaînes de valeur est motivé par cinq raisons :

- la réduction des coûts et des temps de transport ;

- le contrôle de la qualité des produits intermédiaires (les intrants) ;

- la réduction des risques monétaires et financiers ;

- la maîtrise de la Responsabilité économique sociale et environnementale (RSE) tout au long de la chaîne de valeur ;

- la reconquête d’une certaine souveraineté dans les domaines stratégiques (aéronautique, santé et pharmacie, bio-économie, génie médical, numérique, sécurité alimentaire…).

 

Ainsi se trouvent renforcés les trois grands pôles et l’économie mondiale : « Bien que la baisse des coûts de transports et de communication ait permis une fragmentation du processus de production à l’échelle mondiale, la géographie demeure un déterminant fondamental de l’architecture productive.  (Cf. étude CEPII – Carnet graphique pour le 40e anniversaire :  L’économie mondiale dévoile ses courbes, 2018).

« C’est moins le commerce à longue distance que la régionalisation qui a contribué à l’interdépendance croissante des économies » (cf. CEPII, 2018).

  1. Pour l’Europe, l’espace industriel pertinent du XXIe siècle est la région Africa-Med-Europa (AME)

La Chine et les États-Unis ont construit leur puissance industrielle sur la régionalisation de leur économie. Les deux pays ont, en grande partie, redistribué leur appareil de production en constituant des chaînes de valeur régionales (CVR) avec un pied au nord (Chine, USA), et un pied au sud (Mexique et pays du Sud-Est asiatique)

 

 

Le moment est venu « d’arrimer les deux continents africain et européen à travers la Méditerranée » (Emmanuel Macron, août 2017) pour, ensemble, valoriser nos atouts :

- notre proximité (géographie, historique, intellectuelle, audiovisuelle) ;

- notre complémentarité (climatique, niveau de développement, richesses naturelles) ;

- notre solidarité face aux défis communs du XXIe siècle (réchauffement climatique, migration, sécurité…) qui, par leur coût et leur interdépendance, exigent la mutualisation des efforts et une régulation.

 

L’Afrique veut, doit et peut, s’industrialiser à partir de la transformation, sur place, de « ses matières premières ». Cette ambition est légitime.

Il est temps pour l’Europe, non seulement de proposer un nouveau narratif (changement de                 vision, changement de comportement…) mais aussi de proposer de nouveaux instruments, politiques, commerciaux et financiers.

Il est temps d’établir des chaînes de valeurs régionales euro-africaines avec la co-production, le partenariat et le transfert des technologies.

Le Sommet Europe Afrique d’octobre 2020, reporté en mars 2021, et la réforme des accords postcoloniaux (Cotonou) en 2021, constituent des opportunités.

En somme et pour conclure, subsistent des problèmes monétaires et globaux à résoudre (la défense, la monnaie, le climat, la santé, la sécurité, les migrations…) mais de nombreuses solutions restent locales et régionales associées, néanmoins, à des impulsions nationales ou européennes (notamment par une coopération renforcée franco-allemande).

C’est pour une large part le cas de la production industrielle.

 

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