#Covid-19 | Une représentation de la mondialisation : vulnérabilité et chamboulements

Humeur n°237 -
Lundi 04 Mai 2020 - Fathallah OUALALOU

#Covid-19 | Une représentation de la mondialisation :

vulnérabilité et chamboulements

 

par

Fathallah OUALALOU

Ancien ministre de l’Economie et des Finances du Maroc

Senior Fellow, Policy Center for the New South (PCNS)
Auteur de « La mondialisation et nous, le sud dans le grand chamboulement »
(La Croisée des Chemins, 2020)




L’année 2020 restera dans l’histoire celle du coronavirus, bien sûr, mais surtout, celle de l’ébranlement de nos certitudes. Le choc économique provoqué par la pandémie a révélé l’extrême vulnérabilité de la mondialisation, présentée jusque-là comme triomphante.

Si nous sommes encore loin de la sortie de crise, nous savons déjà que la mondialisation n’en sortira pas indemne : elle ne sortira pas indemne de la révision radicale du fonctionnement de l’économie, des remises en cause des politiques publiques, des systèmes politiques et sociétaux et même des rapports entre les États qui se profilent déjà. Il y aura désormais l’avant Covid-19 et l’après Covid-19.

 

La crise économique et financière de 2008 avait déjà ébranlé la mondialisation et sa dynamique provoquant un début de redéploiement des rapports de force dans le monde. Alors que les incendies qu’elle a allumés ne sont pas encore tout à fait éteints, voilà qu’un petit virus vient replonger le monde dans une crise nouvelle, d’une ampleur et d’une intensité inouïes, sans précédent, à la mesure de la pandémie qu’il a provoqué.

Ainsi, en une décennie à peine, le monde et la mondialisation ont subi deux crises économiques majeures.

Sur le plan économique, la crise de 2020 est fondamentalement différente de celle qui l’a précédée : elle s’est déclarée dans l’économie réelle, alors que la crise de 2008 – comme celle de 1929 – était d’abord une crise financière avant d’atteindre la sphère de la production et finalement la sphère sociale, où les dégâts qu’elle a provoqués se sont mesurés en dizaines de milliers de chômeurs et en paupérisation de larges franges de la population. 

Les impacts sur la croissance de la crise nouvelle seront plus graves et plus profonds. Pour les contrer, il ne faudra pas moins qu’une mobilisation massive des politiques budgétaires des États et l’intervention vigoureuse des banques centrales et de tous les systèmes de financement que compte la planète. Il est vrai, actuellement, les grandes banques jouissent, dans les pays développés d’une réelle solidité. Elles affichent des fonds propres deux fois plus importants qu’avant 2008 et sont soumises à des règles rigoureuses mises en place il y a dix ans, ce qui devrait leur permettre de résister aux chocs provoqués par la nouvelle crise.

 

Parce que l’origine de celle-ci est sanitaire, la priorité sera accordée cette fois à la santé : sauver les vies humaines et, pour cela, arrêter la propagation du virus, chercher à reconnaître sa nature, promouvoir la recherche scientifique pour mettre en place les thérapeutiques nécessaires, fabriquer les médicaments à utiliser avant de découvrir le vaccin en vue de maîtriser la préservation dans le futur. Ainsi, le besoin de santé et de sauvegarde de la vie humaine va devenir désormais des choix stratégiques des politiques publiques. Au même rang que la sécurité et la paix, la santé est en passe de devenir un bien commun de l’humanité.

Parallèlement à la préservation de la vie, les États doivent s’attaquer avec diligence à cet autre grand chantier qu’est celui de parer l’effondrement de l’économe avant de mettre en place les instruments de relance des systèmes productifs. Parce que, comme l’exprime très justement Dominique Strauss Kahn, ancien Directeur général du FMI, cette crise est triple, et c’est sa caractéristique : c’est une crise de l’être (sa précarité), de l’avoir (offre et demande) et du pouvoir (la gouvernance domestique et mondiale).

 

Nées respectivement aux États-Unis et en Chine, deux premières puissances économiques mondiales, les crises de 2008 et 2020 se sont rapidement déplacées en Europe, révélant la fragilité du Vieux Continent, point de départ pourtant de la mondialisation au XVe siècle. Le sort de cette Europe, devenue épicentre de la pandémie – avant les États-Unis – et de la crise économique mondiale, nous concerne directement nous, ses voisins sud-méditerranéens et africains, parce que liés à elle par un même destin.

La sortie de la crise de 2020 se fera à partir de la Chine, comme après 2008, le début de la sortie de crise a commencé aux États-Unis, son point de départ.

 

Le cataclysme provoqué par le Covid-19 donne une image exacte de ce qu’est la mondialisation au XXIe siècle, de l’intensité des interdépendances des tissus productifs et… de ses dérives. Son point de départ : la Chine, locomotive de l’économie mondiale, à l’origine de 30 % de sa croissance et de 15 % de ses échanges. 

Avec le début du confinement et le recul de la production industrielle dans ce pays, la demande chinoise s’effondre et avec elle le prix des hydrocarbures (le prix du baril n’est plus que de 20 dollars fin mars 2020). Ce nouveau contre-choc pétrolier (après ceux de 1986 et de 2014), exacerbé par les dissensions inédites entre les grands pays producteurs, l’Arabie Saoudite (et derrière elle l’OPEP) et la Russie, est clairement le résultat non seulement de l’interférence entre facteurs économiques et géopolitiques sur lesquels agissent les grandes puissances – États-Unis, Chine et Russie –, mais également des antagonismes entre des puissances régionales, Arabie Saoudite et Iran, celle-ci cherchant à intensifier sa pression sur celui-là. La Russie, en refusant de suivre l’Arabie Saoudite et donc de réduire sa production, cherche en fait à déstabiliser la nouvelle prééminence du secteur des hydrocarbures américain. Et le président Trump, que les difficultés nouvelles de l’Iran comblent, un Iran devenu grand foyer de la pandémie au Moyen Orient, est tiraillé entre son désir de voir le prix du pétrole se maintenir à un niveau élevé pour répondre aux vœux des patrons des compagnies américaines qui l’ont toujours soutenu et son besoin de voir le prix à la pompe baisser pour s’attirer la sympathie du consommateur américain en cette veille de présidentielles (prévues pour novembre 2021). Le 12 avril 2020, toutes ces parties sont finalement parvenues à un accord : réduire la production pétrolière de 10 millions de barils jour à partir du 1er mai 2020, une réduction qui intervient cependant dans un contexte de baisse de la demande mondiale.

Baisse du cours des hydrocarbures et des matières premières (qui affecte surtout les pays émergents et en développement), mais aussi chute de la demande de l’ensemble des biens manufacturés, biens d’équipement, intermédiaires et de consommation, à l’exception toutefois des biens alimentaires, médicaments et partiellement des biens de luxe, vendus de plus en plus en ligne. La pandémie a en effet provoqué, en quelques jours, avec le confinement généralisé, la paralysie des systèmes productifs, la fermeture des commerces, l’insolvabilité et la pénurie des trésoreries des entreprises, la rupture des chaînes d’approvisionnement, un krach boursier d’une ampleur telle que des voix se sont élevées pour demander la fermeture provisoire des marchés financiers.

Le monde entier sait que la sortie de crise viendra de la reprise de l’économie chinoise, mais aussi des économies du Japon, de la Corée du Sud et de Singapour, pays qui se préparent déjà à l’après confinement. Mais la reprise ne deviendra effective que quand l’Europe et les États-Unis seront parvenus à stopper la propagation du virus. Quand l’Inde, ce grand pays, sera en mesure  de sortir de son confinement. Quand une réponse satisfaisante pourra être apportée à la question de comment endiguer la pandémie du coronavirus dans la très vulnérable Afrique.

 

Un retour à l’histoire

 

Dans l’histoire, c’est pour des considérations sanitaires que les grandes épidémies ont été dévastatrices. Se propageant par poussées successives, elles ont occasionné de véritables ruptures démographiques qui expliquent la stagnation de la population mondiale jusqu’au XIXe siècle. 

C’est le cas de la peste de Justinien (du nom de l’empereur byzantin) qui a fait des ravages, à partir de 541 jusqu'en 767, avec un épisode paroxysmique jusqu'en 592, dans tout le bassin méditerranéen, premier berceau de la mondialisation. Elle a fait plus de 25 millions de victimes. 

C’est le cas de la peste noire de 1348-1352 en Europe qui a décimé plus du tiers de la population européenne d’alors et a été l’occasion de transformations majeures sur les plans politique et économique. La colonisation des Amériques par les Conquistadors s’est accompagnée de l’introduction dans le Nouveau Monde de maladies qui lui étaient inconnues (grippe, pneumonie, fièvre jaune, variole, paludisme) contre lesquelles les indigènes n'avaient aucune immunité et qui les décimeront, littéralement. La colonisation du Maghreb et de l’Afrique produira peu ou prou les mêmes effets, à une échelle plus réduite cependant. Les ravages n’en seront pas moins grands dans la mesure où ces maladies importées venaient s’ajouter aux épidémies récurrentes liées aux épisodes de sécheresse et de famine, que connaissaient ces pays. Plus tard, avec les systèmes de médecine préventive mis en place par les puissances coloniales, le rythme de hausse de la population repartira.

 

Depuis le XVIIIe siècle, le monde a connu plusieurs épisodes épidémiques qui ont touché près de 40 % de la population mondiale. La peste de 1720 a occasionné la mort de dizaines de milliers de personnes dans le sud de la France ; la peste de Chine, apparue en 1855 dans la province de Yuanan, a également été meurtrière. Le XIXe siècle (entre 1817 et 1881) ne compte pas moins de six grandes épidémies de choléra, et qui ont fait des ravages considérables. À la fin de la première guerre mondiale, la grippe espagnole, partie des États-Unis, a contaminé, en trois vagues entre 1919 et 1920, plus du tiers de la population mondiale, faisant, selon les estimations entre 50 à 100 millions de morts. C’est l’épidémie la plus dévastatrice de l’Histoire.

Si la pandémie actuelle est un trublion pour la mondialisation – elle a déjà créé des ruptures dans la dynamique de l’économie planétaire – elle n’en est pas moins le produit de cette même mondialisation dans sa phase actuelle dont elle épouse étroitement la logique dans tous ses aspects et manifestations : production, échanges et mobilité, une mondialisation accélérée aujourd’hui par la bipolarisation de l’économie autour de la Chine et des États-Unis, mais où l’Europe, son premier pôle historique, continue, malgré des régressions évidentes, à avoir un impact sur l’économie mondiale. En effet, l’épidémie qui a pris naissance en Chine, deuxième puissance mondiale, a d’abord installé son épicentre en Europe avant de prendre d’assaut les États-Unis, première puissance mondiale, devenue depuis son foyer principal. Seule arme contre le virus, le confinement, parti également de Chine, est devenu planétaire en moins de deux mois, créant les conditions de la deuxième grande récession mondiale de notre siècle. Et probablement la plus terrible.

 

Une nouvelle crise mondialisée

 

La crise actuelle est mondiale. Elle affecte la production et donc la croissance mondiales. Elle est partie de Wuhan, ville industrielle du centre de la Chine, un des plus grands ateliers du monde, et donc première étape des chaînes de valeur mondiales pour diverses activités manufacturières telles l’automobile, branche aujourd’hui sinistrée, ou encore l’industrie du médicament, branche qui subit la pression d’une demande accrue, pour ne citer que ces deux-là. Étant donné la complexité actuelle des chaînes de production – il n’est maintenant plus rare de voir des produits élaborés à partir de pièces provenant des quatre coins du monde – un bogue, surtout à son démarrage, met en danger toute la chaîne et peut avoir des répercussions dans plusieurs pays et/ou plonger dans le marasme tout un secteur économique (c’est le cas notamment des sites industriels de Renault et Peugeot au Maroc).

Mise à l’arrêt de la production mondiale et chute de la demande de biens et services et c’est le commerce mondial qui est sinistré, entraînant avec lui toute la sphère de la logistique qui lui sert traditionnellement d’appui : transports tous modes, routier, ferroviaire, maritime et aérien et leurs plateformes, ports, aéroports et gares.

Face à ce choc économique d’une ampleur sans précédent, les marchés financiers ont vacillé et toutes les bourses à travers le monde ont plongé dans le rouge, avant de se ressaisir. Dans le même temps, les budgets des États se sont mobilisés pour à la fois soutenir les activités de soins nécessaires aux populations et freiner l’effondrement des systèmes de production. Et se préparer à les aider, demain, à redémarrer.



En effet, dès la seconde quinzaine de mars 2020, alors que la pandémie continuait à faire rage, les États et les banques centrales des pays développés ont commencé à intervenir avec force dans des cadres d’abord nationaux puis régionaux, et enfin à travers des concertations internationales (G20 du 26 mars 2020) pour essayer d’en contenir les effets dévastateurs et venir au secours des économies. Il leur a fallu pour cela abandonner les normes classiques de l’orthodoxie budgétaire. Les principales banques centrales : FED, BCE, banques centrales de Chine, du Japon et d’Angleterre en tête, ont réduit leurs taux directeurs et pratiqué des politiques d’intervention non conventionnelles d’achat de titres publics et privés. La BCE a ainsi mis en place un plan d’urgence (de 1000 milliards d’euros) de rachat massif de leurs dettes aux États et aux entreprises de la zone euro sur les marchés, pour soulager les banques et les inciter à maintenir, voire relancer leurs prêts aux ménages et entreprises, et ainsi à soutenir la production et l'emploi. Ainsi, la logique « Quel que soit le coût » du président Macron, déjà exprimée en 2010 par le président de la BCE Dragui, est plus que jamais d’actualité.

Les pays de l’UE ont convenu de mettre en place un plan de soutien de 540 milliards d’euros en apportant des garanties à la BEI pour qu’elle mette à la disposition des entreprises 200 milliards d’euros et donnant son feu vert à la Commission pour qu’elle lève 100 milliards d’Euros sur les marchés et les prête aux pays qui en expriment le besoin. Malgré les réticences de l’Allemagne et des Pays Bas, les États membres de l’UE pourraient même activer le Mécanisme européen de stabilité – MES, créé en 2012 et doté de 450 milliards d’euros, mécanisme que les pays les plus touchés par l'épidémie, comme l'Italie et l’Espagne jugent insuffisant : pour faire face à la crise, ils réclament un mécanisme européen de soutien exceptionnel : mutualisation des dettes publiques ou encore mise en place d'un emprunt commun et l’émission de "coronabonds".

Enfin, les G7 et G20 en sommets d’urgence les 16 et 26 mars par visioconférences ont décidé d’injecter 7 000 milliards de dollars pour contrer les effets à court terme de la pandémie et soutenir l’économie mondiale. Ils ont recommandé la suspension du service de la dette des 76 pays les plus fragiles pour une année.

Au niveau interne, le gouvernement allemand de son côté, a « sorti le bazooka » en mettant une ligne de crédit de 550 milliards d’euros à la disposition des entreprises qui en auront besoin, afin de leur éviter la faillite.

Aux États-Unis, un plan de relance exceptionnel de 2 000 milliards de dollars a été programmé : les ménages modestes recevront dès début avril 2020 des chèques du Trésor d’un montant de 1 200 dollars par adulte, de 2 400 dollars par couple et 500 dollars par enfant. L’objectif est de relancer la consommation et donc la machine de production. Ce plan prévoit également 700 milliards de dollars d’aide aux entreprises en difficulté et 100 milliards de dollars pour les hôpitaux débordés. Pour financer ce plan, l’ultra libéral Trump a recours à une simple création monétaire ou « monnaie hélicoptère » selon l’expression de Milton Friedman.

Parce qu’elle est d’origine sanitaire, cette crise touche la dimension humaine de la mondialisation. Elle a conduit à la fermeture des frontières nationales, même à l’intérieur des communautés régionales (UE) et à l’arrêt brutal des activités touristiques, sonnant le coup d’arrêt du transport aérien et de tous les services qui lui sont attachés. Toutes les manifestations sportives, culturelles et artistiques ont été différées voire annulées : Jeux Olympiques de Tokyo, Festival cinématographique de Cannes, etc.

Une note optimiste cependant : la crise du coronavirus a révélé la dimension mondialisée de la recherche médicale et scientifique dans sa course pour trouver le vaccin et/ou remède contre le Covid-19 et l’excellence de l’interconnexion entre laboratoires et instituts de recherche à travers le monde. Ainsi, toute la recherche mondiale est mobilisée pour trouver la parade thérapeutique face au coronavirus dans un esprit de collaboration et d’échange.

 

Des leçons à tirer

Cette pandémie du Coronavirus a révélé à notre société mondialisée sa profonde fragilité et ancré dans les esprits la certitude que c’est seulement par une action concertée que l’on pourra en venir à bout et avancer.

Ainsi, au plus profond de la crise sanitaire, est en train d’émerger un besoin d’unité et de solidarité. Solidarité entre les États et nations, et solidarité à l’intérieur de celles-ci entre les classes sociales et les générations.

Covid-19 a mis en lumière les limites de l’ultralibéralisme et de l’individualisme. Les règles du marché ne peuvent plus, seules, diriger le monde : l’État, que l’on veut désormais protecteur, aura la mission stratégique d’en redresser les dérives qui se mesurent en termes de détérioration de l’environnement (dimension écologique), d’accentuation des inégalités (dimension sociale) et maintenant d’apparition d’épidémies (dimension sanitaire). Car, de ces dimensions dépend l’avenir de l’humanité. Xavier Ragot, économiste français, a d’ailleurs très justement écrit que « l’essence de l’État est la survie des individus ». Comme en temps de guerre.

La reconnaissance de notre commune vulnérabilité est en train de modifier profondément notre perception des systèmes de fonctionnement en vigueur jusqu’à présent. Ce qui est en soi un vrai espoir pour l’avenir, qui transparaît déjà dans les débats sur l’après-coronavirus. Alors, il aura été fait « bon usage de la catastrophe » (cf. l’essai de Régis Debray, « Du bon usage des catastrophes » - Gallimard 2011). Et les victimes du Covid-19 ne seront pas mortes pour rien.

Et reconnaître les limites des modes de développement prédominants, c’est déjà innover pour créer de nouveaux paradigmes. Oui au progrès, mais à un progrès solidaire. La prise de conscience de la fragilité du monde appelle en effet à plus de partage dans les rapports entre les nations. Et qui dit partage, dit protection des plus faibles, de l’Afrique notamment.

La mise en valeur de l’interdépendance entre les pays et les marchés, qui marquera donc la fin de la logique de l’égoïsme (America first) et des nationalismes/populismes, se décline en plus de coordination régionale et internationale organisée à tous les niveaux : au niveau du G2, États-Unis – Chine, entre les deux superpuissances mondiales, au niveau du G7, groupe des pays les plus développés dont fait partie l’Europe, entre les membres du P5, membres permanents du Conseil de sécurité – lequel ne s’est jamais réuni depuis la fin de la seconde guerre mondiale – et au niveau du G20, créé récemment pour responsabiliser les grands pays émergents. 

Dans le cadre de la mondialisation avancée, il est bien sûr important que toutes ces instances prennent en compte les conséquences de cette nouvelle crise mondiale pour les pays les plus démunis et les pays en développement. La chute de l’activité économique mondiale, qui sera particulièrement dure pour eux, constitue une menace réelle pour les populations les plus pauvres (500 millions). D’où les appels à l’annulation des dettes des pays africains.

L’espoir serait de voir ces concertations déboucher sur la rénovation dans la direction du monde, tant que le plan politique (ONU) qu’économique (Banque mondiale, FMI, OMC) dans le sens de plus de coordination, de partage et de protection des plus faibles. Mais pour que ces institutions internationales changent de logiciel, il faut, qu’en amont, les grandes puissances économiques et géopolitiques qui y siègent, l’aient elles-mêmes fait. C’est seulement alors que l’on pourra dire que la crise a transformé la gouvernance mondiale qui désormais intégrera, en plus du politique, de l’économique et du financier, les nouveaux pôles d’intérêt reconnus primordiaux que sont la santé, désormais perçue comme une composante majeure de la sécurité collective, l’environnement et la question de l’égalité.

Et, toujours dans le respect de ces trois exigences santé, environnement et social, seule une aide massive à l’échelle planétaire pourra relancer l’économie mondiale, dévastée par les conséquences de la pandémie, à l’instar du plan Marshall qui avait permis aux pays européens ravagés par la guerre de pouvoir se reconstruire.

Dans ce post-2020, ce sont les systèmes les plus cohérents qui renforceront leur rayonnement. Le big data sera un atout pour ceux qui le produisent et le maîtrisent. Les plus efficients feront le monde de demain, comme les superpuissances d’hier ont imposé leur marque dans le cheminement de l’histoire du monde depuis 1945. Ils avanceront dans la construction des sociétés post-confinement à travers l’investissement dans les nouvelles infrastructures informatiques à très haut débit et dans la formation qui se fera de plus en plus à distance. Daniel Cohen annonce en effet l’émergence d’un nouveau capitalisme dominant, celui du numérique.

La crise de 2008 ayant produit plus égoïsme et populisme et donné naissance au trumpisme (du nom du président Trump), les pessimistes en concluent que le monde post-2020 sera encore « plus introverti, plus pauvre et plus méchant ». Cependant, s’il est vrai que « la complexité prédominante actuelle » est à l’origine d’une « incertitude radicale » (cf. Thierry de Montbrial), le monde doit accepter de vivre avec l’inattendu (Edgar Morin). Et les optimistes de rétorquer que le salut viendra, avec la montée des pays à l’efficience économique reconnue tels la Chine, la Corée du Sud et le Vietnam mais aussi l’Allemagne ou encore les pays du nord de l’Europe devenus aujourd’hui des références dans la gestion de la crise sanitaire, de l’avancée du monde vers plus de multipolarité. Les progrès résulteront, comme toujours, de la cohabitation idéalisme-réalisme. Ce qui est certain, c’est que le monde qui émergera de cette crise sanitaire, sera différent.

 

La vulnérabilité que le Covid-19 a révélée nous interpelle, nous Marocains, Maghrébins, Sud-méditerranéens et Africains. Elle doit nous conduire à prendre conscience de la valeur du voisinage comme un bien commun, à ouvrir nos frontières, créer les bases de réconciliation et de rapprochement pour renforcer notre position de négociation dans la gestion de la mondialisation post-2020. Elle doit nous conduire à promouvoir les partenariats nécessaires pour réduire notre dépendance vis-à-vis du reste du monde, dépendance que nous devons à nos seules défaillances. 

Si, à court terme, la crise actuelle a brisé les liens économiques et les réseaux de production à l’échelle mondiale, elle n’en favorise pas moins les solidarités régionales. Les initiatives de l’Inde de créer une conférence regroupant les pays sud-asiatiques pour élaborer une stratégie de lutte contre le virus dans un cadre régional, ou encore du roi Mohammed VI de suggérer aux pays africains de mettre en place une plateforme de partage des bonnes pratiques dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire actuelle en sont la preuve. Elles constituent les prémisses de la promotion de solidarités et d’interdépendances à l’échelle régionale et du renforcement du partenariat sud-sud. Car, après 2020, les chaînes de valeur régionales pourraient se substituer aux chaînes de valeur mondiales. La proximité prendra sa revanche sur le lointain.

Nous devons, dans cette approche, interpeller l’Europe voisine qui a, une fois encore, révélé ses difficultés à rassembler ses efforts, que ce soit sur le plan politique, économique, technologique ou scientifique. Elle doit désormais s’unir et tendre la main à sa proximité, l’aire sud-méditerranéenne et l’Afrique pour construire avec elles un nouveau pôle de rayonnement et asseoir les bases d’une mondialisation nouvelle, plus équilibrée et partagée. Dans notre région afro-euro-méditerranéenne c’est à l’Europe de tirer les leçons de cette crise sanitaire et économique : réduire sa dépendance au niveau des chaînes de valeur mondiales avec le lointain et créer des interdépendances solides avec sa proximité au sud. Promouvoir la relocalisation des activités industrielles pour les intégrer dans une logique régionale qui intègre l’aire afro-méditerranéenne permettant ainsi de redonner à la Méditerranée sa centralité en tant que mer européenne et Africaine.

 

Gagner la guerre et l’après-guerre

Le XXe siècle a connu deux guerres mondiales. Il s’est agi de conflagrations entre les plus forts, auxquelles ont cependant été associées des nations plus faibles, ce qui a d’ailleurs déterminé leur avenir.

Le XXIe siècle, s’il n’a pas connu de conflits armés d’une même ampleur, n’en a pas moins vécu le 11 septembre 2001 un séisme géopolitique qui a fait basculer le monde dans une conflictualité terroriste, en 2008 une crise financière dont les répercussions ont été telles qu’elles ont mis à mal les mécanismes de stabilisation de l’économie mondiale mis en place au lendemain de la seconde guerre mondiale, et en 2020 une crise sanitaire devenue mondiale en moins de deux mois. Tous les systèmes productifs de la planète se sont effondrés, mais l’attention de tous reste focalisée sur cette guerre… pour la vie.

Quand Covid-19 aura été vaincu, le monde devra s’atteler au sauvetage des économies. Mais pour qu’il soit réussi, pour qu’une économie mondiale plus stable puisse renaître, il faudra que les causes de toutes les convulsions qu’a connues notre siècle soient prises en compte, comme devront l’être tous les engagements pris ici et là en faveur de la planète (lutte contre le réchauffement climatique, à l’occasion de la COP 21 à Paris notamment).

Car, après cette guerre, il faudra gagner l’après-guerre et limiter les dégâts que ne manquera de provoquer la grande récession à venir (le FMI prévoit pour 2020, un effondrement de l’activité économique en raison du « grand confinement » de -3 %. Les taux de croissance attendus sont de -7,5 % dans la zone euro, -6,5 % pour le Royaume uni, -5,9 % aux États-Unis, -6 % en Amérique latine, -1,6 % en Afrique subsaharienne, +1 % dans les pays émergents asiatiques, +1,2 % en Chine). 

Quand cette nouvelle crise économique se développera, la plupart des États seront surendettés : 181 % du PIB en Italie, 141 % en France et 133 % en Espagne, c’est-à-dire à des niveaux qui dépassent de loin la norme de 60 % du pacte de stabilité européen, selon UBS. Selon cette même source, les plans de relance qui seront mis en place atteindront les 2,6 % du PIB mondial (ils pourraient atteindre 10 % aux États-Unis), contre 1,7 % au lendemain de la crise de 2008. 

La Chine, avec un taux d’endettement de 300 %, ne pourra pas intervenir avec force comme elle l’avait fait en 2009 pour aider le monde à sortir de la crise. La question du remboursement de ces dettes ne trouvera alors sa solution que dans le cadre d’une grande concertation internationale. La question de la relance et de l’endettement des États européens implique plus de solidarité entre eux et une intervention massive de la BCE pour monétariser et mutualiser les dettes publiques.

C’est d’une adhésion de toutes les grandes puissances à la logique de la multipolarité et d’un accord des trois grands pôles États-Unis, Chine, Europe pour créer une nouvelle gouvernance – qui doit prendre en compte et intégrer les exigences du sud, c’est-à-dire entre autres de l’Afrique dans sa globalité – que va dépendre le succès de la construction à venir du monde de demain. Sinon, et Thierry de Montbrial le soulignait déjà en 2008, « sans adaptation drastique, rapide de la gouvernance planétaire, de grands drames mondiaux deviendront possibles et même probables ».

Ainsi, pour gagner la guerre et l’après-guerre, la logique de l’interdépendance et du partage doivent triompher. Ce dont le monde a désormais besoin, c’est de plans de mutation, de refondation et de rénovation, beaucoup plus que de simples plans de relance. Des plans qui intègrent le qualitatif au quantitatif, seuls capables d’encadrer la vulnérabilité de tous et d’aplanir les bouleversements –« chamboulements » – attendus.

 

Rabat, avril 2020

 

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