Entretien avec Miguel Angel Moratinos, ancien ministre espagnol des Affaires étrangères

Humeur n° -
Vendredi 13 Janvier 2012 - Hichem Ben Yaïche | African Business | Février - Mars 2012
Miguel Angel Moratinos, ancien ministre espagnol des Affaires étrangères
Israël, Palestine, Maghreb, Union pour la Méditerranée… Miguel Angel Moratinos, ancien ministre espagnol des Affaires étrangères, est un des rares connaisseurs de la complexité et de la subtilité de cette région et de ses peuples. Pour cet homme de conviction, c’est le moment où jamais de « créer une (véritable) interdépendance entre ces deux rives de la Méditerranée » : énergie, agriculture, écologie, ressources humaines… Il dessine ici une nouvelle géographie pour entrer en résonance avec les réalités d’aujourd’hui. Entretien.



Depuis janvier 2011, les pays arabes sont au coeur d’une profonde mutation durant laquelle on perçoit un réel désir de démocratisation. De quelle manière analysez-vous la nouvelle donne politique sur la rive sud de la Méditerranée ?

Le paradigme international est, en effet, en train de changer. Ce changement est total et absolu. Certains sont surpris, mais nous devrions être conscients qu’un nouveau siècle a commencé. Un chapitre de l’Histoire s’est terminé, un nouveau commence. Le 11 Septembre ou la faillite de Lehmann Brothers, symbolisant la crise financière de 2008, nous a fait entrer de plain-pied dans le XXIe siècle. Une nouvelle réalité internationale est en train de se construire. Chacun doit trouver sa place dans ce monde multipolaire. C’est dans cet esprit qu’il faut analyser les transformations dans le monde arabe. Les citoyens d’Égypte, de Libye ou encore de Tunisie cherchent à s’approprier leur propre destin. Ce bouleversement dans cette aire voisine est important…
Il va évidemment de pair avec une nouvelle approche géopolitique de ses partenaires internationaux, comme l’Union européenne, l’Afrique subsaharienne ou l’Asie. Chaque entité doit repenser sa stratégie pour trouver sa « nouvelle » place.

Le Printemps arabe n’est pas terminé. Est-il encore trop tôt pour passer du décryptage à la conceptualisation ?

La responsabilité de tout homme politique est de percevoir les changements, d’identifier les forces en présence et de les accompagner dans le bon sens. Après la bipolarité, après la pax americana, il y a aujourd’hui une nouvelle donne, et il faut s’adapter. Le problème est que nous avons déjà dépassé d’une décennie ce siècle nouveau. Or, nous n’avons pas encore fixé les nouveaux rapports de force économique, géostratégique et politique entre les différents acteurs. Nous avons mis presque 50 ans – au XXe siècle – à mettre en place le modèle politique, financier et économique que nous connaissons. Il a fallu attendre le lendemain de la seconde guerre mondiale pour avoir les institutions de Bretton-Woods (Fonds monétaire international, Banque mondiale) ou encore les Nations unies.

Pensez-vous que nos outils de régulation politique et économique soient encore aujourd’hui adaptés aux immenses enjeux qui sont à l’oeuvre ?

Non, il faut les réviser, les repenser… totalement !
Une réforme substantielle du FMI avait été évoquée lors d’un sommet du G20, mais rien ne s’est passé.
Quant à l’Union européenne (UE), il faut aller vers une intégration politique réelle. L’UE doit devenir un acteur plus influent.
Alors comment expliquer cette inertie ? La peur du changement peut-être…
Les dirigeants actuels mettent du temps à évoluer. Résultat : ce sont des événements extérieurs qui vous obligent à changer. Regardez le monde arabe. Il se transforme actuellement. Il y a, et il y aura, des contradictions, des avancées, mais aussi une marche arrière… Cependant, il existe tout de même, en Afrique du Nord notamment, un vent de modernité, une force qui pousse la population à repenser le système. Notre rôle est de les accompagner. Nous devons mettre en place un nouveau dialogue.

L’Europe est-elle vraiment en mesure de prendre rendez-vous avec l’Histoire en train de se faire ?

Toute la question est là. Malheureusement, pour l’instant, les Européens, et les Occidentaux au sens large, sont occupés par une crise économique interne. Ils sont en train d’appréhender le monde avec un égocentrisme exacerbé. Ils devraient pourtant regarder les autres pays avec un peu plus de distance pour comprendre la nécessité de s’adapter et d’écouter les nouveaux acteurs du Sud.

Homme politique, vous avez exercé de nombreuses responsabilités ministérielles ou européennes. Vous connaissez les « manettes » du pouvoir. Comment peut-on sortir l’Union pour la Méditerranée (UpM) de son immobilisme, voire de son attentisme ?

En politique, chacun assume ses responsabilités. Moi, j’assume les miennes ! Dans un cadre régional, comme celui de l’UpM, il y a une responsabilité partagée. Côté arabe, cet attentisme peut s’expliquer par le manque de légitimité démocratique. Il était toujours difficile de faire avancer les projets. Côté européen, l’UE utilisait l’UpM comme un outil politique d’influence. Il n’y avait pas cette volonté de co-parrainage et de coresponsabilité. Mais, aujourd’hui, les outils existent ! Et la philosophie de l’UpM est toujours valable. Celle-ci ne peut fonctionner que s’il y a, en appui, une véritable volonté politique. Volonté politique veut dire engagement politique. Justement, cet engagement fort a manqué par le passé. J’espère que la nouvelle légitimité arabe en Afrique du Nord – et ailleurs – bousculera la machine UpM pour créer une véritable entité politico-économique.

À l’origine de ce flottement, n’y a-t-il pas un problème de contenu des projets et de hiérarchisation des priorités ? Au fond, tout indique que l’UpM reste abstraite pour les peuples de la région…

Non, je ne le pense pas. Les thématiques sont bien définies. Tous les peuples méditerranéens doivent se sentir concernés par cette initiative euroméditerranéenne.
Nous devons avoir une vision commune de l’avenir. Si, du côté arabe, l’UE n’est plus un acteur crédible ou que, côté européen, l’UE ne porte plus son regard vers le Sud – parce qu’elle se regarde le nombril –, l’Union pour la Méditerranée ne fonctionnera pas. Nous devons travailler la main dans la main et se fixer des objectifs communs. Nous devons absolument éviter de créer des forteresses. Maintenant, grâce à Dieu, le monde arabe a donné plus de légitimité démocratique à ses institutions.
Je suis plutôt optimiste pour notre avenir. Pour y arriver, il faut cependant de nouvelles politiques, de nouveaux engagements. Les hommes politiques doivent se mobiliser. En démocratie, en raison de l’alternance politique, on n’est pas toujours au pouvoir. Je ne suis plus ministre, mais je reste engagé. Nous avons tout intérêt à construire cet espace euroméditerranéen.

Si ce changement majeur n’est pas compris et interprété politiquement à temps, les deux rives de la Méditerranée risquent d’évoluer dans des directions opposées…

Effectivement, c’est un risque ! Mais nous n’avons pas d’autre alternative que de réussir. D’un côté, la crise financière secoue le Nord, c’est-à-dire l’Europe. Tandis que, de l’autre, la crise politique secoue le Sud de la Méditerranée. Nous devons absolument créer une interdépendance entre ces deux rives de la Méditerranée. Nous devons mettre en place un « pacte » durable dans différents domaines : l’énergie, l’agriculture, l’écologie… mais aussi, et surtout, les ressources humaines. En effet, notre devoir est d’oeuvrer pour une  conscience collective méditerranéenne. Le Nord doit regarder vers le Sud, et vice versa.

Tout ceci demande du temps, beaucoup de temps. À la lumière des bouleversements en cours, que feriez-vous si vous étiez encore ministre en exercice ?

J’ai effectivement été ministre des Affaires étrangères. Si j’étais encore au pouvoir, je mobiliserais les élites européennes et méditerranéennes d’urgence en ce début d’année. Objectif : rassembler tout le monde et organiser un sommet. L’année 2011 a été chargée sur le plan politique. Des gouvernements ont été renversés. Des élections ont déjà eu lieu. Je pense au Maroc, à la Tunisie, à l’Égypte… Nous avons, ou allons avoir, très prochainement, de nouveaux partenaires au Sud. C’est maintenant qu’il faut convoquer tout le monde. C’est maintenant qu’il faut organiser un sommet. En politique, les temps sont longs… Il ne faut donc pas attendre. Ce sommet ou ces sommets seraient adaptés à la nouvelle réalité politique. Nous devons avoir ce dialogue au plus haut niveau. Dans le cas contraire, il sera très difficile de mettre en place cette nouvelle stratégie.

La transition politique qui s’opère sur la rive sud de la Méditerranée nécessite une aide économique importante. Malgré des promesses, l’UE ne semble pourtant pas au rendez-vous. Comment l’expliquez-vous ?

Je crois que c’est un faux débat. Évidemment, il ne faut pas être aveugle. Si la structure politique d’un pays est en crise, le système économique l’est aussi. L’aide publique au développement connaît des difficultés depuis le début du Printemps arabe. Le budget de chaque État a ses limites. C’est donc à nous qu’il revient de réinventer, de créer, d’établir de nouveaux mécanismes financiers.
Le futur sommet euroméditerranéen, dont nous venons de parler, pourrait très bien avoir pour objectif principal de trouver les capitaux privés et publics. Il existe de nombreuses opportunités, à nous de les trouver. Les nouvelles structures politiques qui se mettent en place dans ces pays en ont besoin. Elles recherchent certes un renouveau social… mais aussi économique.

De quelle manière mettez-vous votre expertise au service des projets comme celui de l’UpM ?

Je crois modestement que nous avons toujours cette capacité d’influence, de mobilisation que ce soit sur le plan des idées, des initiatives ou des centres de recherches. Je contribue, selon mes capacités, à créer cette nouvelle conscience. J’ai la chance de pouvoir dire que ma voix est écoutée. Quand je prends position, les gens prennent note. Mais la société aujourd’hui est différente. D’un côté, il y a des acteurs politiques majeurs. De l’autre, il existe un certain nombre d’institutions qui peuvent être mobilisées par la conviction. Je suis toujours membre du parti socialiste espagnol. Je souhaite continuer à me battre sur le plan politique que ce soit en Espagne ou en Europe. Il y a des moments où l’homme politique est en première ligne… et d’autres où il est en deuxième ligne ! Être dans cette position est aussi important : on regarde, on écoute, on réfléchit, pour rebondir et proposer de nouvelles idées.

Quelles sont les limites et les contraintes d’un homme au pouvoir ?

Un homme seul ne peut rien faire. Pour réussir, il faut être plusieurs. Et encore, un homme politique doit arbitrer, faire des compromis… Il doit surtout savoir prendre des risques. Quand on ne risque rien, on ne gagne pas ! C’est d’ailleurs ce que je regrette dans la gouvernance mondiale actuelle. Les hommes politiques au plus haut niveau ne veulent prendre aucun risque. Ils ont peur de prendre des décisions. La société devrait exiger un contrat moral avec ses élus : si vous êtes élu, c’est que vous avez un programme. À vous de le respecter. À vous de faire bouger les choses, même si les décisions que vous prenez sont impopulaires… au risque de ne pas être réélu. S’il n’y a pas cette prise de risque, la fonction d’homme politique va disparaître du paysage… pour laisser place à une bureaucratie stagnante où ce sont les marchés qui prendront les décisions.
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