La question méditerranéenne avec Jean-Louis Guigou

Humeur n° -
Lundi 22 Février 2016 - S. Méhalla, journaliste au Crésus hebdo

Interview parue dans le nuémreo 21 de Crésus, l'hebdo national de l'économie.

 

Monsieur Guigou, vous avez relancé par le passé les travaux de prospective sur les incidences spatiales des grandes transformations sociales, économiques et environnementales des sociétés. Aujourd’hui, avec le phénomène des migrants, quel est l’impact de vos travaux ?

La prospective reste une démarche essentielle pour comprendre certains problèmes comme ceux de l'aménagement du territoire, de l'urbanisme, des migrations, de la stratégie industrielle des entreprises, etc. Toutes ces questions exigent des analyses sur la longue période. Le temps long sur 20 ans, sur 30 ans, voire plus! Il faut détecter, au delà du court terme et de l'actualité chaude, des tendances lourdes et les ruptures. Car selon la bonne formule de Fernand Braudel "L'avenir ne se prévoit, il se prépare". Concernant les mouvements de population à l'échelle nationale et internationale, les réflexions prospectives tant à la DATAR qu'à IPEMED m'amènent à deux conclusions:

  • Au niveau international, les migrations sont liées essentiellement aux conditions naturelles de vie quotidienne : la guerre, l'insécurité, la famine, l'insécurité alimentaire. Ce sont autant de facteurs et de causes pouvant entraîner des départs nombreux de population comme nous pouvons le rencontrer. Pour l'éviter, il est nécessaire d'améliorer leur vie quotidienne sur place car c'est seulement lorsqu'ils n'ont plus d'autres choix qu'ils prennent cette décision. D'où la nécessite rapide d'assurer la paix et la stabilité en Syrie, en Irak, en Libye, et en Israël/Palestine.
  • Au niveau national, en France, mais aussi dans tous les grands pays européens de faible densité, on observe que les populations quittent les montagnes et coteaux pour "se mettre les pieds dans l'eau", soit au bord des fleuves ou au bord des côtes. Les fleuves attirent parce qu'ils sont au bord de grands axes routiers et les côtes attirent pour accéder à l'étranger plus facilement. Au total, les populations se sont tellement concentrées au bord des fleuves que cela entraîne la multiplication des inondations et des catastrophes naturelles. Au bord des côtes, avec la montée des mers et des océans consécutives au réchauffement climatique, les côtes s'effondrent et des drames se préparent. Cette concentration entraine également de nombreuses régions abandonnées. Face à cette problématique, accueillir ces réfugiés permettrait de repeupler ces territoires ainsi que d’assurer une occupation et une maintenance quotidienne de ces logements laissés à l’abandon. En repeuplant les campagnes, ces familles de réfugiés justifieraient le retour de nombreux services publics qui ont quitté ces régions, tels les bureaux de poste.

Depuis 2002, vous vous intéressez de très près aux relations avec les pays de la zone de la Méditerranée. Vous étiez à l’époque pour le projet Sarkozy de l’UPM. Quelle a été votre analyse de départ et pourquoi, selon vous, ce projet n’a pas vu le jour ? Quelle est l’information hors écran ? Les non-dits des réticences ?

Trait d'union entre l'Europe et les Pays du Sud, la Mer Méditerranée doit devenir centrale. J'ai beaucoup cru au projet de l'UpM, je l'ai d'ailleurs défendu car selon moi, après la chute du mur de Berlin et la fin du conflit entre capitalisme et communisme en 1989, le monde s'est progressivement transformé en "quartier d'orange" Nord/Sud. Des pays développés et vieillissants tels que les USA, l'Europe, le Japon avec la Chine, cherchent à coopérer au mieux avec leur "Sud" jeune et émergent. Voila pourquoi l'Union Européenne, après s'être élargie à l'Est, n'a d'autre solution que de mettre Cap au Sud vers les pays Méditerranéens et demain toute l'Afrique. L'objectif est de faire en priorité de la coopération économique, puis progressivement de la coopération politique Nord/Sud.


L'Union pour la Méditerranée (UpM) avec Nicolas Sarkozy a bien débuté de 2008 à 2010 puis la machine s'est totalement déréglée. La droitisation de la politique de Nicolas Sarkozy, le printemps arabe et le conflit israélo-palestinien ont entraîné un ralentissement de la coopération avec les PSEM. L'UpM est un échec, même s’il existe toutefois un lieu porteur d'espoir : c'est le Secrétariat général de l'UpM à Barcelone.

Avec la chute du prix de baril, pensez-vous que ce projet aurait été bénéfique pour l’Algérie notamment ?

L'Algérie est pénalisée par le chute du prix du pétrole, mais surtout par la non transformation de son économie et la non évolution de son intégration régionale. Lorsque le prix du pétrole était élevé, il aurait fallu diversifier la production et s'éloigner de l'économie administrée et de rente. Surtout, il aurait surtout fallu impulser le Maghreb Uni, fort de sa population s'élevant à 90 millions d'habitants. Le Maroc, l'Algérie et la Tunisie séparées sont affaiblies par leur petitesse. Uni, le Maghreb représente une force d'attraction stratégique en Méditerranée et constitue un pivot pour aller en Afrique Subsaharienne.

Pour vous, peut-être, qu’un bloc nord-sud fera face aux puissances émergentes, le BRICS… pourtant certains analyses et observateurs ne croient plus au BRICS ?

Le bloc Afrique - Méditerranée - Europe doit se constituer non pas par rapport aux BRICS mais par rapport aux autres blocs Nord/Sud qui se forment, l'un dominé par les Etats Unis et l'autre par la Chine. Or les Amériques et les pays asiatiques se retrouvent au bord du Pacifique, devenant le centre du monde. Pour ne pas être marginalisé par les deux autres "quartiers d'orange" intercontinentaux, l'Afrique, la Méditerranée et l'Europe doivent construire la grande région de demain.

Beaucoup de sujets restent à l’ordre du jour au sud : l'eau, la sécurité alimentaire, la sécurité énergétique avec l'après pétrole, la santé, le nucléaire civil. Ce sont des investissements à long terme comme la Santé… Ce sont des projets coûteux… quel enthousiasme préconisez-vous pour les investisseurs, sachant que dernièrement la COFACE a dégradé l’Algérie ? 

En leur montrant que c'est leur intérêt. En jouant sur la proximité géographique et culturelle, sur la complémentarité des richesses et sur la solidarité pour aborder ensemble les défis communs (migration, réchauffement climatique), il y a des atouts, des facteurs très positifs de croissance et de compétitivité.

A l’époque vous parliez d’un problème de confiance entre le nord et le sud, notamment l’idée de la création d’une cours méditerranéenne. Comment développer cette idée ?

La confiance est à la base des unions. Il n'y a pas d'union s'il n'y a pas de confiance. Or, cette confiance entre le Nord européen et le Sud méditerranéen et africain a été trahi par la colonisation et le maintien de certains gouvernements autoritaires et de réseaux corrupteurs et corrompus. Il faut donc retrouver les chemins de la confiance entre les Européens et les Africains au sens large. Pour cela, il faut que les Européens passent d'un esprit de conquête à un esprit de partage et en finir avec l'arrogance. Et que d'autre part, les africains impulsent une nouvelle dynamique de collaboration. Ma détermination est grande pour œuvrer au rapprochement entre l'Europe et l'Afrique. Je pense qu'il faut créer une grande Fondation internationale dénommée « La Verticale Afrique - Méditerranée – Europe » où les décideurs et les élites se retrouveront pour, ensemble, préparer l'avenir. A côté du monde économique où dominent les rapports de force, à côté du monde politique où dominent les postures, il est urgent de créer un lieu permanent d'échange et de débat Nord/Sud où prédomineraient la liberté et la confiance.

Faudrait-il impliquer le parlement européen, sachant que l’Europe rêve d’un bloc de nations ?

La fondation internationale « La Verticale A-M-E » ne peut fonctionner que si elle est soutenue par les instances telles que le Parlement européen, la Ligue Arabe ou encore l'Union Africaine. Outre le soutien des entreprises, il nous faut également un soutien politique pour permettre son bon fonctionnement. A l'heure où un Brexit est envisagé et où l'Europe connait une crise migratoire importante, s'allier avec son Sud représente une nécessité.

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