Retrouver le chemin de l’Afrique

Humeur n° -
Jeudi 17 Janvier 2013 - Propos recueillis par M.H.ABDELLAOU. La Presse de Tunisie.
Radhi Meddeb, président d'IPEMED et président de l’association Action et développement solidaire - Tunisie.
Dans un monde où la carte géopolitique et les relations internationales basées sur l’intérêt économique sont perpétuellement changeantes, il devient impératif pour nous Tunisiens de tirer profit de la profonde modification de la donne dans la sphère économique mondiale. Certains pays du continent africain sont dans le palmarès des puissances économiques émergentes. Développer un bon partenariat avec eux suppose une technicité et un savoir-faire dont nous parle M. Radhi Meddeb, président de l’association Action et développement solidaire. Entretien.

L’économie nationale traverse une période délicate et nos partenaires classiques connaissent certaines difficultés. Quelles seraient selon vous les issues possibles pour un bon redressement?
S’il est vrai que l’économie tunisienne traverse, deux ans après la Révolution, une zone de turbulences et qu’il en est de même pour plusieurs de nos partenaires traditionnels, il n’en est pas moins vrai que les causes des difficultés des uns et des autres ne sont pas les mêmes et que le monde entier ne passe pas par la même morosité.
La situation économique dégradée en Tunisie est plus le fait de la situation politique et sécuritaire dégradée, de l’absence de projet et d’expérience de l’équipe au pouvoir et des errements que nous connaissons depuis au moins un an, ignorant les véritables raisons, économiques et sociales, qui étaient derrière la Révolution et ses exigences légitimes. Notre salut passera d’abord par notre capacité à restaurer la confiance, à associer toutes les forces vives de la Nation à l’identification et à la mise en œuvre d’un nouveau modèle de développement plus inclusif, plus solidaire, plus performant et plus durable. C’est d’abord en nous-mêmes que nous devons trouver les ressorts du rebond, mais aussi les gisements d’une plus forte croissance, d’une plus juste redistribution et d’un meilleur équilibre des territoires. C’est ensuite en approfondissant nos relations avec nos partenaires traditionnels: Europe et Maghreb que nous identifierons les modalités d’une meilleure compétitivité de notre économie, seul gage de notre capacité à créer de l’emploi, à produire, à exporter et à donner à tous nos concitoyens, sans exclusion aucune, les conditions d’une vie meilleure. Notre redressement passera par notre capacité à sceller la cohésion sociale, à donner des raisons d’espérer à tous, à bannir le gain facile, à lutter contre les détournements, les rentes et les privilèges, à favoriser l’investissement productif, à promouvoir l’entreprise performante, transparente et socialement responsable, à introduire et à favoriser la culture de l’économie sociale et solidaire, bref à mobiliser la Nation entière autour des valeurs du travail, de la solidarité, de la persévérance, de l’ouverture et de l’excellence.
De manière opérationnelle, il est urgent de s’engager sur la voie des réformes. Les urgences sont connues et nous n’avons que trop tardé à nous en occuper. Elles doivent être identifiées et engagées dans la concertation et dans la solidarité. Elles concernent tous les secteurs, politique, économique, social, éducatif et sociétal. Sur le plan économique, elles ont pour noms : réforme du secteur bancaire, réforme de la fiscalité, réforme de la Caisse générale de compensation, réforme de la Douane, réforme du Code des investissements, réforme des régimes de prévoyance et de sécurité sociale, réforme de l’administration. Sur les autres plans politique, éducatif, social et sociétal, elles ont pour noms: décentralisation, démocratie participative, réforme des forces de sécurité, réforme de la justice, justice transitionnelle, réforme de la presse et du secteur de l’audiovisuel, réforme de la santé, réforme des secteurs de l’éducation et de la formation, et j’en oublie.
Tout cela est complexe et imbriqué. Cela suppose de la vision, de la clairvoyance et de la persévérance. Il n’était pas si facile de prendre le pouvoir sans projet ni expérience.
Aujourd’hui, il est urgent de se sortir de la situation provisoire et de transition. L’ANC doit terminer, sans plus de délais, la rédaction de la Constitution, dans le respect des valeurs de la modernité, de la solidarité, de l’inclusion et du respect des droits humains. Une feuille de route consensuelle, crédible et faisable doit être annoncée pour baliser le chemin vers la sortie de la crise et l’organisation d’élections libres, transparentes et démocratiques.

La Tunisie a longtemps tourné le dos à l’Afrique, alors que certains pays de ce continent regorgent d’importantes richesses naturelles et s’offrent sur un grand potentiel économique. Quel type de stratégie à mettre en place afin d’en tirer profit et quels sont les produits ou encore les biens de services à exporter vers ces pays?
La structure de notre commerce extérieur et de nos relations économiques et commerciales est à la fois le fruit de l’Histoire et de la Géographie. Nous ne pouvons rien contre ces lois et quand bien même nous voudrions en faire abstraction, nous n’y parviendrons ni rapidement ni totalement. Nous avons la chance d’avoir l’Europe, premier marché mondial, comme premier partenaire avec des relations empreintes de proximité et de solidarité. Nous devons les approfondir et bénéficier des nouvelles opportunités qui nous sont données à travers le Partenariat privilégié pour aller, spontanément et volontairement, vers plus de convergence législative. C’est là notre voie vers la modernité et l’approfondissement de notre compétitivité.
Cela ne doit pas nous empêcher, au contraire, de retrouver notre africanité et d’investir cet immense potentiel dans lequel nous sommes partie prenante. La redécouverte des chemins de l’Afrique, de ses opportunités et de ses défis est une obligation ardente pour l’économie tunisienne. L’Afrique renoue avec la croissance. Elle est même considérée aujourd’hui par tous comme un des principaux gisements de croissance à l’échelle du monde. Elle est à nos portes, nous pouvons et nous devons contribuer à son essor.
Pour y arriver, nous devons adopter une stratégie nationale élaborée et aboutie, claire et associant tous les acteurs politiques et économiques. Il nous faudrait rompre avec une attitude séculaire en Tunisie, celle de vouloir vendre ce que nous produisons en excès et identifier la demande africaine, y adapter notre offre et mettre à son service nos moyens logistiques et opérationnels, dans un partenariat public privé fait de complémentarité et de soutien.
Nos banques doivent retrouver le chemin de l’Afrique. Elles étaient, sous la conduite d’une politique éclairée et visionnaire, précurseurs dans les années soixante, avec les multiples partenariats de la STB. Depuis, elles ont malheureusement déserté le continent, laissant la place à d’autres, y compris des institutions régionales, aujourd’hui de grande envergure.
Nos opérateurs du transport aérien doivent prendre la mesure de l’importance de ce marché émergent. Ils doivent valoriser la position naturelle de la Tunisie en tant que possible hub entre l’Afrique et l’Europe, mais aussi avec le Proche et Moyen-Orients. Il en est de même pour notre transport maritime, mais aussi pour nos communications téléphoniques.
Le ton doit être donné par le politique. Souvenons nous des multiples voyages officiels de Bourguiba dans les années soixante, dans les différents pays africains. Le commerce passe d’abord par la rencontre des hommes et celle des politiques est toujours emblématique.
En bien des domaines, nous devons adapter notre démarche et la mettre au service de notre ambition: représentations diplomatiques, conventions de non double imposition, mobilisation de nos entreprises publiques, diffusion de la culture de l’internationalisation, adaptation de notre réglementation des changes, de notre offre de services d’accompagnement, accueil des étudiants étrangers, adaptation de notre offre de soins... Une vraie stratégie nationale de conquête du marché africain et de partenariat de long cours doit être mise en place par les pouvoirs publics et mobiliser les opérateurs publics et privés sans discrimination, mais dans un esprit de complémentarité et de concertation.
Aujourd’hui, l’offre tunisienne de produits n’est pas toujours adaptée à la demande africaine. Il faut d’abord sensibiliser les chefs d’entreprise à cette nécessaire adaptation. Cela passera par une meilleure connaissance des marchés africains, par l’identification d’opportunités de partenariats et par une capacité d’adaptation de notre offre à ces demandes. Les centres techniques peuvent jouer là un rôle de catalyseur et d’accompagnateur. Leur mission doit être adaptée à ce nouveau contexte.
En matière de services, de multiples exemples démontrent aujourd’hui que l’Afrique peut être un vrai potentiel pour les prestataires tunisiens. Il faudrait que l’Etat s’attache, en liaison avec ces opérateurs qui gagnent, à identifier et à lever tous les obstacles à une plus grande interconnexion continentale.
Il nous faudra aussi former nos étudiants à la mobilité. L’esprit de conquête n’est pas une qualité innée. Travailler en Afrique nécessite des sacrifices, une ouverture d’esprit et une maîtrise des langues, autant de qualités qui se forgent dès le plus jeune âge. Des programmes d’échanges universitaires, de type Erasmus devraient être favorisés à l’échelle du continent ou au moins de ses sous-régions. Ils seraient d’une grande utilité pour favoriser la construction et l’interconnexion de l’Afrique.
L’émergence de l’Afrique est une réalité. Nous devons y participer. Cela ne pourra se faire que par une présence plus forte, des échanges humains : touristes, étudiants, entrepreneurs et patients, plus denses, une solidarité plus effective. Il nous faudrait adapter à tous ces échanges nos modalités de déplacements, notre politique des visas, notre perception du monde. La Tunisie doit renouer avec sa vocation originelle : l’Ifriqiya.

Voulez-vous établir un diaporama des principaux pays africains qui pourraient constituer désormais des partenaires économiques d’une importante valeur ajoutée?
L’Afrique n’est pas une. Elle est faite de réalités multiples et variées. Les niveaux de développement sont différenciés et la sophistication des marchés correspondants également.
Globalement, les progrès de l’Afrique sont spectaculaires. D’après le FMI, le PIB des 48 pays subsahariens aura cru en moyenne entre 5 et 7 % l’an depuis 2003.
Sur la dernière décennie, six des dix économies où la croissance aura été la plus élevée dans le monde sont africaines et en 2012, cinq pays africains auront fait mieux que la Chine et 21 mieux que l’Inde !
L’Afrique est donc un potentiel global qui s’affirme, même si les pays qui affichent les taux de croissance les plus élevés sont souvent ceux dotés de matières premières importantes et dont les économies partent de niveaux plutôt bas.
Traditionnellement, les pays qui nous sont les plus proches culturellement et les plus accessibles sont ceux d’Afrique subsaharienne francophone. Ce ne sont pas nécessairement ceux où la croissance est la plus élevée.
La croissance est aujourd’hui structurellement plus importante dans les pays qui ont fait des progrès réels, en matière de démocratie, de gouvernance, d’ouverture à la modernité, de construction de leurs institutions et d’intégration régionale.
Plusieurs pays anglophones font partie de ce palmarès de la performance. Ils ont pour noms: le Ghana, le Kenya, l’Ouganda, le Nigeria, mais aussi des pays de moindre importance, lusophones comme l’Angola, le Mozambique ou la Guinée équatoriale.
Pendant longtemps, la croissance était tirée en Afrique par l’aide publique au développement dédiée au financement des infrastructures et des projets de lutte contre la pauvreté, le sida et la malaria, et aussi par l’annulation et le recyclage de la dette extérieure. Depuis une dizaine d’années, une nouvelle demande s’exprime, tirée par des investissements privés productifs dans les domaines des services, de l’industrie manufacturière, des mines et de l’énergie, mais aussi par le développement considérable des télécommunications : de quelques millions de portables en 2000, l’Afrique est passée à plus de 750 millions aujourd’hui. De plus en plus de pays y participent. Dès 2006, les IDE ont dépassé l’aide internationale et aujourd’hui, ils en représentent le double.
Pour répondre à votre question sur un diaporama des pays africains, je retiendrai la classification du Fonds monétaire international qui distingue en Afrique quatre catégories de pays :
Les pays exportateurs de pétrole, où la croissance est fortement tributaire des cours mondiaux avec notamment l’Angola, le Cameroun, la République du Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale, le Nigeria et le Tchad,
Les pays à revenu intermédiaire, où la croissance repose sur le revenu par habitant et la qualité des institutions. L’Afrique du Sud est le pays dominant dans ce groupe, qui comprend aussi le Botswana, le Cap-Vert, le Lesotho, Maurice, la Namibie, les Seychelles, le Swaziland, mais aussi de nouveaux entrants, comme le Ghana, le Sénégal et la Zambie.
Les Etats fragiles, définis comme tels en raison de la qualité relativement médiocre de leurs institutions. Leur évolution économique peut être fortement influencée par des événements non économiques, notamment des conflits civils ou des périodes de reprise au lendemain de troubles civils. Ce groupe comprend actuellement le Burundi, les Iles Comores, la République démocratique du Congo, la Côte d’Ivoire, l’Erythrée, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Liberia, la République centrafricaine, São Tomé-et-Príncipe, le Togo et le Zimbabwe,
Les pays à faible revenu, non fragiles, où l’évolution de l’économie est en général explicable par des facteurs économiques plus conventionnels, comme le Bénin, le Burkina Faso, l’Ethiopie, la Gambie, le Kenya, Madagascar, le Malawi, le Mali, le Mozambique, le Niger, l’Ouganda, le Rwanda, la Sierra Leone et la Tanzanie.



Propos recueillis par M.H.ABDELLAOU. Entretien publié par  La Presse de Tunisie.
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