TUNISIE : ENTRE ASPIRATIONS LÉGITIMES ET CONTRAINTES OBJECTIVES

Humeur n° -
Lundi 31 Janvier 2011 - Radhi Meddeb
Les évènements en cours en Tunisie sont historiques. Ils démontrent de manière spectaculaire la maturité d’un peuple et l’intelligence de sa jeunesse. La révolution que la Tunisie vit, est celle de la jeunesse, de la rue, des réseaux sociaux et des valeurs universelles, contre l’immobilisme, le chômage, la corruption, le confinement et la terreur.

Les partis politiques, les syndicats, les ONG, les associations et en règle générale, les corps constitués, n’auront pas été l’élément décisif dans le coup fatal porté au régime déchu, même si certains, aujourd’hui essaient de récupérer le mouvement, de se positionner en chantres de la démocratie et en gardiens irréductibles et intransigeants d’un changement sans concessions.

Depuis le 14 janvier, bien des étapes ont été franchies dans le sens positif de la légalité, de la constitutionnalité, de la concertation et de l’ouverture. Du constat d’une vacance provisoire du pouvoir, le pays est passé très vite au constat de la vacance définitive et au changement de l’intérim au plus haut niveau de l’Etat. Des concertations engagées le week-end dernier avec les partis politiques et l’UGTT auront permis la mise en place d’un gouvernement d’Union Nationale, inimaginable il y a encore très peu, même si cela risque de s’avérer fragile sinon éphémère. Des intellectuels et des démocrates de haut niveau, reconnus à l’échelle internationale et prodigieusement ignorés dans leur propre pays assument désormais les responsabilités des commissions d’enquêtes et de réformes institutionnelles nécessaires aux mutations à venir.

Evidemment, tout cela peut paraître insuffisant face à la colère des jeunes, à leur exigence que les caciques de l’ancien régime soient déboulonnés et cèdent la place aux représentants de la modernité, de l’intégrité et de l’ouverture. Mais, ce qui a fait la force de ce mouvement et sa fraicheur risque de faire aussi sa faiblesse. Trop d’attentes et des exigences sans concessions risquent de mettre en péril les institutions, l’économie et la stabilité et faire le jeu des milices, dans leurs derniers soubresauts, des opposants aux changements encore nombreux à l’intérieur et à l’extérieur, pas toujours de bonne foi et encore moins au service de l’intérêt général.

Le départ de Ben Ali ne signifie pas la fin de l’autoritarisme, de la prévarication et de la corruption

Aujourd’hui, il est urgent que tout le monde se remette au travail et que la Tunisie retrouve le chemin de la stabilité, de la sécurité, de la concorde au service d’une même cause. Le comportement citoyen et responsable des jeunes ces derniers jours est une admirable leçon donnée à tous en matière de maintien de l’ordre de jour et nuit mais aussi de lecture des évènements et d’appel à la normalisation de la vie économique. Les problèmes du chômage, d’une meilleure redistribution, d’une plus grande transparence des activités politiques ou économiques ne se règleront pas d’un coup de baguette magique ; le départ de Ben Ali ne signifie pas la fin de l’autoritarisme, de la prévarication et de la corruption. Vingt trois ans de pouvoir ont généré une culture de la dictature et de l’intimidation, des réseaux fondés sur le clientélisme et la prédation et ont essaimé au sein de l’appareil d’Etat et de l’administration l’incompétence, le favoritisme et les intérêts particuliers aux détriments de l’intérêt général.

Les expériences récentes de chute des régimes communistes et de leur évolution vers la démocratie et l’économie de marché montrent que l’essentiel reste à faire. Les chasses aux sorcières doivent céder la place à un projet commun de reconstruction urgente : institutionnelle, politique, économique et sociale, mais cela exige l’adhésion du plus grand nombre. Et cette adhésion passe par des gestes forts et symboliques tels que la dissolution du Rassemblement Constitutionnel et Démocratique, la vraie machine de guerre de l’ancien régime, la promulgation sans délai d’un décret loi d’amnistie générale, la libération immédiate de tous les prisonniers politiques et d’opinion, la mise en place d’une avenue du Martyr Mohamed Bouazizi en lieu et place du Boulevard du 7 Novembre, le remplacement sans délai des gouverneurs de régions les plus compromis dans la répression des derniers évènements, la relève de leurs fonctions et le remplacement des ambassadeurs les plus en vue dans les capitales des pays frères et amis. Bref, il faut trouver un savant dosage entre des mesures de court terme spectaculaires et rassurantes sur la non-confiscation de la révolution des jeunes et des mesures de plus long terme de reconstruction des institutions et de l’économie.

Le Président par intérim, Fouad Mebazaa doit s’adresser à la Nation sans délai et s’engager personnellement dans cette voie sans équivoque et sans concession.

(Paris le 18 janvier 2011)

( Article publié par Les Echos du 29 janvier 2011 )
Partagez cet article
Imprimer Envoyer par mail